4 mai 2020
UE | Arbitrage & Contentieux | Tribune d'Emmanuel Larere publiée sur le site du journal Les Echos
Le cours de la justice s'est brutalement interrompu en France en raison du Covid-19. Ailleurs en Europe la justice civile est certes ralentie, mais elle se poursuit néanmoins grâce aux moyens numériques. Il faudrait s'en inspirer.
En plus d'avoir stoppé net l'économie française, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la très grande fragilité de notre système judiciaire, peu ou pas préparé à un basculement de l'activité juridictionnelle civile et commerciale vers une justice dématérialisée. Cette situation est d'autant plus regrettable pour les justiciables français, dont les entreprises, que notre système repose sur des procédures écrites, les plaidoiries, qui seules requièrent une présence physique n'en constituant que l'aboutissement.
Alors que les directions juridiques des entreprises et la plupart des cabinets d'avocats s'y étaient préparés, force est de constater que partout en France le cours de la justice s'est brutalement interrompu. La comparaison avec la situation de nos voisins est hélas peu flatteuse pour nous. Ailleurs en Europe la justice civile est certes ralentie, mais elle se poursuit néanmoins grâce aux moyens numériques. Dès lors, s'inspirer des solutions pratiques développées chez nos voisins paraît indispensable.
Pour bien comprendre combien cette situation est désolante, rappelons d'abord qu'en France la justice civile s'est dématérialisée depuis des années, les écritures entre les parties, les greffes et les magistrats s'échangeant via un réseau sécurisé dénommé RPVA, entièrement financé il y a 15 ans par la profession d'avocats.
Alors que cet environnement technologique favorable aurait dû faciliter la poursuite de l'activité des juridictions, il n'en a rien été, le ministère de la Justice n'ayant rien prévu pour permettre à ses fonctionnaires d'accéder à ce réseau virtuel depuis chez eux rendant, de fait, le système impraticable.
Au-delà de cette interface procédurale devenue inutilisable, la présidente du Syndicat de la magistrature expliquait le 9 avril que "le problème c'est notre intranet justice, la première semaine nous ne pouvions pas y accéder et donc par exemple il nous était impossible de consulter nos mails. On a monté la capacité de 6.000 à 30.000 connexions, donc ça fonctionne" tandis que le vade-mecum du même syndicat regrettait, le 2 avril, que le télétravail ne soit de toute façon pas réellement possible pour "tous les magistrats, en raison de l’impossibilité de se connecter à certaines applications en télétravail...".
C'est encore ce que dénonçait le bâtonnier du barreau de Paris, Olivier Cousi, dans une interview le 14 avril : "Ces contradictions se retrouvent d’ailleurs chez les magistrats, qui sont censés continuer depuis chez eux à instruire leurs dossiers et à écluser leur stock de délibérés – ce qu’ils font –, mais qui ne peuvent s’appuyer sur le réseau intranet des magistrats, à l’arrêt, ou sur le travail des greffiers, également paralysé, pour donner force exécutoire à leurs jugements."
Tous les calendriers de procédure ont donc été suspendus, les parties pouvant certes toujours échanger leurs écritures via leurs avocats, mais ni les greffiers, ni les magistrats ne pouvant les traiter avant le retour à la normale. Même les jugements entièrement rédigés juste avant le confinement ou depuis son entrée en vigueur ne sont plus rendus.
Pour pallier les carences matérielles de leur administration, certains magistrats ont accepté de transmettre aux avocats leurs adresses électroniques personnelles afin de permettre aux affaires de continuer à avancer sans provoquer de gigantesques embouteillages et de nouveaux délais insupportables lors du déconfinement.
De leur côté, nombreux sont les avocats à s'être engagés entre eux, de façon informelle, à poursuivre l'avancée des procédures. C'est notamment le cas de la plupart des avocats spécialisés dans le contentieux de la propriété intellectuelle, dont l'auteur de ces lignes. Mais ce système D n'est évidemment pas satisfaisant et comme le déclarait le bâtonnier Philippe Meillier : "Je ne sais pas quelle catastrophe il faudrait pour qu’on s’aperçoive que la justice est dans l’état de l’hôpital". C'est dire.
Force est de constater que la situation est meilleure chez nos voisins européens. Pour en avoir une idée précise pas moins de onze cabinets d'avocats, parmi les plus réputés en droit des affaires, ont été interrogés en Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suisse[1].
Quoique la situation allemande varie selon les Länder, aucun "lockdown" du système judiciaire fédéral n'a été prononcé. Il est ainsi toujours possible d'introduire une action civile en Allemagne, en ce compris des demandes de mesures d'interdiction provisoire en cas d'urgence. Les audiences de plaidoiries peuvent même se tenir par vidéo-conférence. C'est notamment ce que privilégie la Cour régionale de Düsseldorf, le juge, les avocats, les parties mais aussi le public pouvant se connecter à la salle d'audience virtuelle.
L'audience vidéo semble également avoir les faveurs des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de certaines cours en Suisse. Dans les Pays-Bas, où il est prévu que les procédures se poursuivent à distance avec des solutions digitales, Anne Marie Verschuur, associée du cabinet d'avocats Benelux Nauta Dutilh, a ainsi rendu compte le 22 avril de sa première participation à une audience de plaidoiries dématérialisée devant la District Court de La Haye dans une affaire complexe de brevets télécoms.
En Angleterre, le gouvernement a souligné que les juridictions sont un service public essentiel qui doit être maintenu, et les juges s'entretiennent facilement avec les avocats par téléphone depuis leurs domiciles pour faire avancer les dossiers. En Autriche aussi les magistrats travaillent de chez eux, et continuent à rendre les jugements en dépit du "lockdown" qui a vu la suspension des audiences et l'extension des délais de procédure.
La situation en Belgique est en revanche assez similaire à celle de la France, les tribunaux renvoyant systématiquement toutes les affaires. Enfin, en Italie et en Espagne, les deux pays les plus sévèrement touchés par la pandémie, la justice s'est totalement arrêtée sauf pour les affaires les plus urgentes.
Il est néanmoins intéressant de relever que le ministre espagnol de la Justice vient d'adopter un texte qualifiant l'enregistrement des demandes en justice par les tribunaux à partir du 15 avril de "service essentiel devant être rendu par l'administration judiciaire pendant le confinement" et que son gouvernement réfléchit à écourter les vacances judiciaires espagnoles en faisant du mois d'août un mois travaillé.
Pour sortir de la paralysie française on pourrait donc imaginer un recours aux systèmes de visio-conférences permettant, comme chez nos voisins européens, de s'entretenir avec les magistrats, voire de plaider les affaires. Alors que des millions d'enseignants et de parents se sont mis, en quelques jours à peine, à l'enseignement à distance, il serait aberrant que le système judiciaire civil demeure bloqué faute de bonne volonté.
Les applications de type Zoom, Microsoft Teams ou Tixeo, gratuites pour la plupart, pourraient facilement être utilisées à cette fin, les parties pouvant partager les éventuels frais, au demeurant très faibles, de ces applications participatives. Quant aux personnels des greffes, apparemment moins équipés en ordinateurs ou tablettes personnels que les magistrats, ils pourraient se connecter facilement et sans coût par téléphone.
Certes, la fin annoncée du confinement devrait permettre un retour progressif à la normale. Toutefois, il est à craindre que le système ne soit encore alourdi par de nouveaux stocks de procédures. Pour rattraper ces retards, et s'inspirant de l'exemple espagnol, le gouvernement français pourrait envisager de réduire cette année les sacro-saintes vacances judiciaires, qui voient nos tribunaux fermer du 14 juillet à la rentrée des classes. En revanche, il ne faudrait pas que la Chancellerie utilise le prétexte de l'alourdissement des stocks de procédure pour supprimer entièrement les plaidoiries dont on sait pourtant l'importance, notamment dans les contentieux les plus complexes, par exemple en droit des brevets et des marques, qui sont ceux auxquels les entreprises sont confrontées la plupart du temps.
Revenant au fond du problème, le manque chronique de moyens matériels pour la justice, on forme dès lors le vœu que dans "le monde d'après", en train d'être imaginé par le président de la République, la justice française dispose enfin de moyens comparables à ceux de nos voisins européens.
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[1] Gleiss Lutz et Hengeler Muller en Allemagne ; Schoenherr en Autriche, Nauta Dutilh en Belgique et aux Pays-Bas, Cuatrecasas et Uria Menendez en Espagne, Bonelli Erede et Chiomenti en Italie, Slaughter & May au Royaume-Uni, Lenz & Staehelin en Suisse.
Cette tribune d'Emmanuel Larere, avocat associé de Gide spécialiste du droit de la Propriété Intellectuelle, a été publiée ici sur le site du journal Les Echos le 4 mai 2020.