17 janvier 2019
France | Propriété Intellectuelle
Cette newsletter revient sur quatre décisions intéressantes en matière de procédure, CCP et droit d'auteur.
SAISIE-CONTREFAÇON INSUFFISANTE - DEMANDE D'EXPERTISE FAITE PAR LE DEMANDEUR JUSTE AVANT LA CLOTURE - FAIBLESSE DES PREUVES DE LA CONTREFAÇON - LEGERETE BLAMABLE - PROCEDURE ABUSIVE
TGI Paris 3.4, 8 novembre 2018, France Routage / Maury Imprimeur, RG 16/09152
Assigner en contrefaçon un concurrent sur la base d'éléments de preuve manifestement insuffisants expose le demandeur à une condamnation pour procédure abusive.
Cette affaire opposait deux acteurs du secteur du routage de presse (mise sous plis, traitement et acheminement des imprimés vers les dépôts de La Poste).
La société France Routage est titulaire d'un brevet européen portant sur une installation et un procédé de traitement de papiers imprimés.
Considérant que l'un de ses concurrents, la société Maury Imprimeur1, utilisait des chaînes de routage contrefaisant son brevet, France Routage avait obtenu l'autorisation de faire pratiquer une saisie-contrefaçon dans l'usine de Maury. Un mois plus tard, elle assignait cette dernière en contrefaçon sur la base des éléments recueillis lors des opérations de saisie (description et photographies de la chaine de routage par l'huissier).
En défense, Maury soulevait notamment (i) que les éléments contenus dans le procès-verbal de saisie étaient insuffisants pour démontrer le fonctionnement de l'installation litigieuse et donc la contrefaçon alléguée, (ii) que ses pièces communiquées en défense démontraient au contraire l'absence de contrefaçon.
Quelques semaines avant la date prévue pour la clôture, France Routage demandait au juge de la mise en état qu'une expertise judiciaire soit ordonnée pour vérifier le fonctionnement de l'installation litigieuse. Cette demande avait été rejetée.
Le Tribunal a ensuite jugé que la demanderesse échouait à prouver que le dispositif litigieux contrefaisait son brevet.
Il a en outre considéré qu'étant donné la demande d'expertise en cours de procédure, "de toute évidence la demanderesse était consciente de la faiblesse de ses preuves". Il en a déduit "que la société France Routage a agi avec une légèreté blâmable à l'encontre de son concurrent direct" et l'a condamné à verser 30 000 euros en réparation de l'abus de procédure, préjudiciable au bon fonctionnement de l'entreprise, qui en a résulté.
Cette décision mérite l'attention car elle figure parmi les très rares affaires dans lesquelles la procédure abusive a été retenue. Assigner sur la base d'un procès-verbal de saisie ne rapportant manifestement pas la preuve de la contrefaçon alléguée n'est pas sans conséquence.
1 Représentée par le cabinet Gide
CCP - INTERPRETATION DE L'ARTICLE 3 D) DU REGLEMENT (CE) N°469/2009 - NOTION DE "PREMIERE AUTORISATION DE MISE SUR LE MARCHE DU PRODUIT"
CA Paris 5.1, 9 octobre 2018, SAS Santen / Dir. Général de l'INPI, RG 17/19934
La Cour d'appel a été confrontée à une nouvelle question d'interprétation du règlement (CE) n° 469/2009 sur les CCP. La notion d'"application différente" au sens de l'arrêt Neurim s'applique-t-elle à toute indication thérapeutique différente, y compris celle qui relèverait du même domaine thérapeutique que l'indication thérapeutique visée par la 1ère AMM ? Cette notion inclut-elle en outre des formulations, posologies et modes d'administration différents ?
L'article 3d) du règlement sur les CCP prévoit qu'un CCP est délivré si l'AMM sur la base de laquelle il est demandé est "la première autorisation de mise sur le marché du produit, en tant que médicament".
Après avoir interprété cet article de manière stricte, la CJUE a fait évoluer sa jurisprudence dans son arrêt Neurim (C-130/11) en considérant que l'existence d’une AMM antérieure pour un principe actif et une application thérapeutique donnée, ne s’oppose pas à ce que soit délivré un CCP pour une "application différente" du même principe actif, sous réserve que cette dernière entre dans le champ de la protection du brevet de base. Dans cette affaire, la première AMM visait une application vétérinaire et la seconde une application humaine.
Après le juge britannique (aff. Abraxis, C-443/17, pendante devant la CJUE), c'est désormais au tour de la Cour d'appel de Paris de s'interroger sur la notion d'"application différente".
Le laboratoire Santen est titulaire d'un brevet qui protège un produit, dont la substance active est la ciclosporine, et son utilisation pour le traitement de certaines maladies oculaires, dont la kératite (inflammation de la cornée) et l'uvéite (inflammation du globe oculaire). Il a obtenu une AMM pour le collyre Ikervis dont la substance active est la ciclosporine et qui contient, pour 1 ml, 1mg de ciclosporine. Il est administré pour le traitement de la kératite. Sur la base de ce brevet et de cette AMM, Santen a déposé une demande de CCP pour la "ciclosporine pour son utilisation dans le traitement de la kératite".
L'INPI a rejeté cette demande de CCP au motif qu'il existait une AMM antérieure, pour le Sandimmun, médicament prescrit pour le traitement de l'uvéite et contenant, pour 1 ml, 100mg de ciclosporine.
Dans son arrêt, la cour rappelle tout d'abord que, selon l'INPI "la notion d'application différente au sens de l'arrêt Neurim devrait s'entendre de manière stricte ; que sans aller jusqu'à soutenir qu'il conviendrait de la limiter au seul cas d'une application humaine faisant suite à une application vétérinaire, l'AMM invoquée devrait concerner une indication relevant d'un nouveau champ thérapeutique, au sens d'une nouvelle spécialité médicale, par rapport à l'AMM antérieure, ou un médicament dans lequel le principe actif exerce une action différente de celle qu'il exerce dans le médicament ayant fait l'objet de la première AMM" et "qu'en l'espèce, alors que les AMM ont trait toutes deux au traitement d'inflammation de parties de l'œil chez l'humain, par le même mécanisme d'action de la ciclosporine, une utilisation médicale nouvelle ne serait pas suffisamment démontrée".
Santen soutenait au contraire "que la notion d'application différente au sens de l'arrêt Neurim devrait s'entendre de manière extensive, c'est à dire incluant non seulement des indications thérapeutiques et des maladies différentes, mais encore des formulations, posologies et modes d'administration différents".
Dans ces conditions, la Cour d'appel a estimé nécessaire de poser les questions préjudicielles suivantes à la CJUE :
"1 - La notion d'application différente au sens de l'arrêt Neurim du 19 juillet 2012 CJUE, C130/11, doit-elle s'entendre de manière stricte, c'est à dire
- être limitée au seul cas d'une application humaine faisant suite à une application vétérinaire,
- ou concerner une indication relevant d'un nouveau champ thérapeutique, au sens d'une nouvelle spécialité médicale, par rapport à l'AMM antérieure, ou un médicament dans lequel le principe actif exerce une action différente de celle qu'il exerce dans le médicament ayant fait l'objet de la première AMM ;
- ou plus généralement, au regard des objectifs du règlement (CE) n° 469/2009 visant à mettre en place un système équilibré prenant en compte tous les intérêts en jeu, y compris ceux de la santé publique, être appréciée selon des critères plus exigeants que ceux présidant à l'appréciation de la brevetabilité de l'invention ;
ou doit-elle au contraire s'entendre de manière extensive, c'est à dire incluant non seulement des indications thérapeutiques et des maladies différentes, mais encore des formulations, posologies et/ou modes d'administration différents.
2 - la notion d'application entrant dans le champ de protection conféré par le brevet de base au sens de l'arrêt NEURIM du 19 juillet 2012 CJUE, C-130/11, implique-t-elle que la portée du brevet de base devrait concorder avec celle de l'AMM invoquée et, par conséquent, se limiter à la nouvelle utilisation médicale correspondant à l'indication thérapeutique de ladite AMM".
La réponse de la CJUE devrait intervenir fin 2019 ou début 2020, sauf à ce que ces questions soient traitées conjointement avec celle posée par le juge anglais dans l'affaire Abraxis dans laquelle l'avocat général vient de déposer ses conclusions2 (qui prônent l'abandon pur et simple de la jurisprudence Neurim et un retour à une application stricte de l'article 3d) ou, à titre subsidiaire, une limitation de la notion d'"application différente" au seul cas où la première application est vétérinaire et la seconde humaine).
2 Disponible ici
DROIT D'AUTEUR - SAVEUR D'UN PRODUIT ALIMENTAIRE - ABSENCE DE PROTECTION PAR LE DROIT D'AUTEUR
CJUE, 13 novembre 2018, C-310/17, Levola Hengelo BV c/ Smilde Foods BV
La Cour de justice de l'Union européenne retient expressément que la saveur d'un produit alimentaire ne peut être qualifiée d'œuvre au sens de la Directive 2001/29/CE sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information (la "Directive").
La société de droit néerlandais Levola ("Levola") est titulaire de droits de propriété intellectuelle sur le "Heksenkaas", un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes, créé en 2007 par un marchand de légumes et de produits frais néerlandais.
Depuis 2014, la société Smilde ("Smilde") fabrique un produit dénommé "Witte Wievenkaas" pour une chaîne de supermarchés aux Pays-Bas.
Levola, estimant que la production et la vente de ce dernier portent atteinte à ses droits d’auteur sur la saveur du "Heksenkaas", a demandé aux juridictions néerlandaises d’ordonner à Smilde d'en cesser la production et la vente. Selon Levola, la saveur du "Heksenkaas" est une œuvre protégée par le droit d’auteur et la saveur du "Witte Wievenkaas" en constitue une reproduction.
Levola interjette appel du jugement ayant rejeté ses prétentions. C'est dans ces circonstances que la Cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde aux Pays-Bas décide de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l'Union européenne la question suivante :
"le droit de l'Union s'oppose-t-il à ce que la saveur d'un produit alimentaire, en tant que création intellectuelle propre à son auteur, soit protégée au titre du droit d'auteur ?".
Dans un arrêt rendu en grande chambre le 13 novembre 2018, la Cour a répondu par la positive.
Elle a rappelé que, pour être protégée par le droit d’auteur en vertu de la Directive, la saveur d’un produit alimentaire devrait être qualifiée d’"œuvre" au sens de cette même Directive.
Cette qualification (i) exige que l’objet concerné soit original, en ce sens qu'il constitue une création intellectuelle et (ii) implique une "expression" de l'objet de la protection au titre du droit d'auteur qui puisse le rendre identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité.
Or, la Cour a jugé que la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire.
Sur ce point, la Cour précise que :
"à la différence, par exemple, d’une œuvre littéraire, picturale, cinématographique ou musicale, qui est une expression précise et objective, l’identification de la saveur d’un produit alimentaire repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférences alimentaires et ses habitudes de consommation, ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté".
En outre, il n’est pas possible "par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique" de procéder à "une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature".
En conséquence, la Cour conclut que la saveur d’un produit alimentaire, qui ne saurait être qualifiée d’œuvre au sens de la Directive, ne peut bénéficier d’une protection par le droit d’auteur.
Cette décision, sans doute applicable aux créations olfactives tels que les fragrances et les parfums, témoigne de la volonté de la Cour de ne pas étendre à l'infini le champ de la protection par le droit d'auteur.
DROIT D'AUTEUR - JEFF KOONS, L'APPROPRIATIONNISME ET LA PARODIE EN DROIT D'AUTEUR
TGI Paris, 3.1., 8 novembre 2018, M. Franck Davidovici / Jeff Koons et autres, RG 15/025363
Le Tribunal de grande instance fait primer le droit d'auteur sur la liberté d'expression artistique.
Monsieur Davidovici a agi le 9 janvier 2015 en contrefaçon de droits d'auteur à l'encontre, notamment, de l'artiste Jeff Koons à la suite de la présentation de son œuvre "Fait d'hiver" en novembre 2014 au Centre George Pompidou, à Paris.
Il soutenait que cette œuvre constituait la contrefaçon de la photographie publicitaire, également intitulée "Fait d'hiver", qu'il avait réalisée en 1985 pour la société Naf-Naf.
Le Tribunal de grande instance de Paris, de façon très classique, a tout d'abord rappelé que les différences mineures entre la photographie et la sculpture ne faisaient pas disparaître la contrefaçon. Le Tribunal a ensuite rejeté les deux exceptions invoquées par les défendeurs.
Ces derniers mettaient en avant le fait que l'œuvre de Jeff Koons s'inscrit dans un courant artistique dénommé "appropriation art", ou "appropriationnisme",consistant à copier ou reprendre tout ou partie d’une œuvre déjà existante pour en créer une nouvelle, dans un but de réflexion, de critique ou de parodie.
Selon eux, il est ainsi nécessaire à Jeff Koons, pour exprimer son discours artistique, de s'approprier des œuvres antérieures pour les transformer. Par conséquent, lui interdire une telle reprise porterait atteinte à sa liberté d'expression artistique.
Le Tribunal a cependant jugé que la reprise substantielle du visuel de Monsieur Davidovici, inconnu du public de Jeff Koons, et sans qu'il ne soit fait référence à cette œuvre première, ne saurait s'inscrire dans un débat d'intérêt général.
Il a au contraire retenu que Jeff Koons, en reprenant le visuel de Monsieur Davidovici, avait fait l'économie d'un travail créatif.
Les défendeurs invoquaient également l'exception de parodie.
Le Tribunal, a rappelé les deux conditions posées par la jurisprudence : évocation d'une œuvre existante et manifestation d'humour ou de moquerie. Il a ensuite jugé qu'en l'absence de notoriété de la photographie de Monsieur Davidovici permettant au public de différencier l'œuvre parodiée de la parodie, l'exception de parodie ne pouvait être retenue, quand bien même on considèrerait que l'œuvre de Jeff Koons puisse constituer une manifestation d'humour ou de raillerie.
3 Le cabinet Gide a représenté la société Fondazione Prada
Par Océane Millon de la Verteville, Marie Valleteau de Moulliac et Camille d’Angerville