Les trois affaires tranchées le 9 avril 2024 par la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) ont une portée historique, bien évidemment à l’aune des contentieux climatiques, à celle de l’ensemble du contentieux environnemental dans le champ de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, mais aussi parce qu’en raison du soin pris par la Cour pour systématiser son raisonnement, la solution posée peut devenir une référence pour apprécier le comportement des Etats comme celui des personnes privées en matière environnementale.
Si la Cour toujours méfiante vis-à-vis de l’actio popularis a jugé irrecevables la requête dirigée par six jeunes portugais à l’encontre de trente-trois Etats (CEDH, gde ch., 9 avril 2024, n°39371/20, aff. Duarte Agostinho et autres c/. Portugal et 32 autres), ainsi que la requête individuelle du Maire de la Commune de Grande Synthe contre l’Etat français (CEDH, gde ch., 9 avril 2024, n°7189/21 aff. Carême c/ France), elle a en revanche accueilli et donné raison à une association ayant agi à l’encontre de la Suisse (CEDH, gde ch., 9 avril 2024, n°53600/20, Verein KlimaSeriorinnen Schweiz et autres c/ Suisse). Dans les faits, quatre femmes suisses - dont il semble bien qu’elles passeront à la postérité contentieuse sous la dénomination des « grands-mères suisses »- ainsi que l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz (plus de 2500 citoyennes suisses de plus de 64 ans) faisaient grief à la confédération helvétique de ne pas avoir pris des mesures suffisantes pour atténuer les conséquences du réchauffement climatique en dépit des obligations dont elles estimaient que la Convention Européenne des Droits de l’Homme fait peser sur les Etats membres, en particulier par ses articles 2 et 8.
A cet égard, on sait que bien que si la Convention européenne des droits de l’homme ne consacre pas en tant que tel un droit à l’environnement, la CEDH a élaboré une jurisprudence aussi dynamique que constructive dans le domaine de l’environnement. Cette découverte par la CEDH des garanties dues à l’environnement s’est faite en trois mouvements distincts : tout d’abord, la Cour a, pour des litiges liés à des nuisances environnementales, fait usage des droits procéduraux énoncés par la Convention, en particulier la garantie du droit à recours effectif de l’article 6 (CEDH, 21 février 1990, n° 9310/81, aff Powell et Rayner c. Royaume-Uni). La Cour a ensuite considéré que la préoccupation environnementale pouvait justifier l’ingérence des Etats et partant venir restreindre les droits garantis tel le droit de propriété visé à l’article 1er du premier protocole additionnel (CEDH, 18 février 1991, n°12033/86, aff Fredin c. Suède n° 1). Enfin, la Cour a été amenée à développer sa jurisprudence dans le domaine de l’environnement considérant que l’exercice de certains des droits garantis par la Convention, notamment par ses articles 2 et 8, peut être compromis par la dégradation de l’environnement et l’exposition à des risques environnementaux (CEDH, 9 décembre 1994, n° 16798/90, aff López Ostra c. Espagne).
Le débat sur le droit à la vie garanti par l’article 2 était rapidement écarté par la Cour dans la mesure où cette dernière n’identifie pas dans le risque climatique un risque létal imminent pesant sur les requérantes
Le débat devait en revanche prospérer sur le terrain de l’article 8 de la Convention européenne aux termes duquel « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Depuis l’arrêt Lopez Ostra précité, la Cour se considère en mesure d’évaluer les nuisances et leur degré de gravité estimant que, sans même mettre en grave danger la santé, des atteintes graves à l’environnement affectent le bien-être d’une personne, la privent de la jouissance de son domicile et dès lors nuisent à sa vie privée et familiale celle-ci appréciée en prenant en compte un certain nombre de facteurs pertinents tels que l’âge, la profession ou le mode de vie des intéressés.
S’agissant de l’obligation des Etats en matière climatique, la Cour vient considérer qu’à l’aune des travaux du GIEC comme d’un consensus scientifique, les individus ont à craindre dans l’immédiat comme pour le futur « les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie ». Or, l’article 8 « englobe un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’Etat, contre [ces] effets… » et dès lors « le devoir primordial d’un Etat contractant est d’adopter, et d’appliquer concrètement, une règlementation et des mesures aptes à atténuer les effets actuels et futurs, potentiellement irréversibles, du changement climatique ».
La Cour décline concrètement cette obligation positive en jugeant que, eu égard aux engagement internationaux pris par les Etats parties à la Convention en particulier à travers l’Accord de Paris, « les Etats doivent alors mettre en place la réglementation et les mesures nécessaires pour prévenir une augmentation des concentrations de GES dans l’atmosphère terrestre et une élévation de la température moyenne de la planète à des niveaux qui pourraient avoir des répercussions graves et irréversibles sur les droits de l’homme protégés par l’article 8 ». Pour cela, la Cour vient affirmer que les Etats doivent prendre des mesures de réduction des GES afin « d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies (…). A cet égard, il faut que les Etats mettent en place des objectifs et calendriers pertinents, lesquels doivent faire partie intégrante du cadre réglementaire interne et servir d’assise aux mesures d’atténuation ».
C’est à l’aune de cette obligation que la Cour vient ensuite contrôler l’action climatique de la Suisse pour la juger insuffisante. Plus que le détail des critiques faites par la Cour à la législation helvétique, ce qui retiendra l’attention, c’est que pour ce faire la Cour, loin de se contenter d’une généralité, vient détailler les exigences pesant sur les Etats membres : adopter des mesures générales avec un calendrier ; fixer des objectifs et trajectoires intermédiaires ; fournir des informations permettant d’apprécier le résultat obtenu ; actualiser les objectifs pertinents en se fondant sur les meilleures donnés disponibles ; agir en temps utile et de manière appropriée et cohérente dans l’élaboration et la mise en œuvre de la législation et des mesures pertinentes.
Si bien évidemment, cet arrêt a une portée majeure s’agissant des Etats et des juridictions nationales qui ont et auront à apprécier leurs engagements climatiques et en contrôler l’application (voir les arrêts rendus le 19 novembre 2020, 1er juillet 2021 et 10 mai 2023 dans les affaires Commune de Grande-Synthe), il est légitime de s’interroger sur la portée qu’il aura sur les acteurs économiques privés et le contrôle du respect de leurs obligations en matière climatique. La grille d’analyse en cinq points énoncée par la CEDH peut en effet aisément être déclinée au niveau du contrôle du comportement des entreprises. A cet égard, un autre signal fort sera donnée par la Cour d’appel de La Haye qui doit rendre sa décision dans l’affaire Shell, et ce d’autant plus que dans son jugement de première instance du 26 mai 2021 le Tribunal de District de La Haye avait pris appui sur l’article 8 de la CEDH pour retenir la responsabilité de l’entreprise.