15 janvier 2024
L'ordonnance du 6 décembre 2023 de transposition de la directive dite CSRD était particulièrement attendue. Elle concrétise l'extension notable du périmètre des entreprises concernées par la publication d'informations en matière de durabilité, veille à ouvrir à de nouveaux acteurs l'audit de ces informations, et crée - modestement - de nouvelles sanctions à ce titre.
C'est peu dire que cette ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023, annoncée depuis la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023, était attendue avec fébrilité par tous les acteurs de la vie des sociétés, tant a été souligné ces derniers mois son impact à venir pour ces dernières. On se souvient en effet que la directive dite CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), en date du 14 décembre 2022 et transposée par la présente ordonnance, était réputée applicable aux exercices commençant le 1er janvier 2024, au moins pour les entreprises les plus importantes. Aussi importait-il de leur fournir sans tarder le détail des obligations nouvelles auxquelles elles se retrouveront assujetties, quand bien même la directive laissait aux Etats membres jusqu'au 6 juillet 2024 pour procéder à sa transposition. On relèvera à cet égard, pour le louer, que la France est le premier Etat à mener à bien cette tâche, en prévoyant une entrée en vigueur de la plupart des dispositions de l'ordonnance le 1er janvier 2025, étant précisé que l'ordonnance vient d'être complétée par un décret n° 2023-1394 du 30 décembre 2023 indispensable à la pleine mise en œuvre de ses dispositions, spécialement pour détailler les modalités de présentation des informations à publier.
Pour rappel, la directive CSRD intègre l'érection de la durabilité en nouveau paradigme des politiques de l'Union européenne, en le déclinant sur le terrain des obligations d'information des entreprises. Autrement dit, loin d'une simple actualisation de la directive dite NFRD (Non Financial Reporting Directive) du 22 octobre 2014, qui avait pour la première fois imposé la publication d'informations extra-financières dans le champ de la RSE, ce nouveau texte renforce considérablement leur portée en suivant la logique de "double matérialité", tout en accroissant leur degré de détail et leur comparabilité.
L'ordonnance de transposition livre un certain nombre de précisions qui concernent le périmètre des entreprises assujetties (I), la nature des obligations dues (II), l'audit des informations publiées (III) et les sanctions applicables en cas de méconnaissance des exigences fixées sur ce point (IV)
En bonne logique, l'ordonnance acte l'extension notable du périmètre des entités concernées par ces obligations d'information à toutes les grandes entreprises, en vertu du nouvel article L. 232-6-3 du Code de commerce, qui prévoit l'inclusion des informations en matière de durabilité dans une section spécifique du rapport de gestion de ces grandes entreprises, comme l'y invitait la directive CSRD, et ce pour les les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2025.
Cet assujettissement s'opère donc indépendamment de leur caractère d'entité d'intérêt public, autrement dit de société cotée ou d'entreprise active dans le secteur financier, jusqu'alors seules concernées par le reporting extra-financier, et qui demeureront naturellement soumises aux obligations issues de la directive pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2024. Parmi ces dernières, il faudra également inclure les PME cotées qui ne rentraient pas dans le périmètre des textes précédents, mais pourront toutefois décider de ne pas appliquer l'article L. 232-6-3 pour les rapports afférents aux exercices ouverts avant le 1er janvier 2028, sous réserve qu'elles s'en justifient.
Précisons que la notion de grande entreprise, et avec elle celles de micro, petite et moyenne entreprise, intègre à cette occasion le Code de commerce en son article L. 230-1, en étant naturellement calquée sur les définitions posées à l'échelle européenne par la directive 2013/34 dite "comptable", qui s'appuient sur les critères de total de bilan, de montant net de chiffre d'affaires et de nombre moyen de salariés au cours de l'exercice. Ces seuils viennent d'être fixés par le décret précité du 30 décembre 2023, lequel n'a fait que s'aligner sur ceux traditionnellement retenus par le législateur européen. Le problème est que, dans le même temps, la Commission européenne a récemment choisi de réviser ces seuils à la hausse pour tenir compte de l'accélération de l'inflation intervenue ces deux dernières années. Ainsi, en vertu de cette directive déléguée (UE) 2023/2775 du 17 octobre 2023, les grandes entreprises seront à l'avenir celles qui dépasseront - pour au moins deux de ces trois seuils - 25 millions d'euros de total de bilan (contre 20 actuellement, en vertu de l'article D. 230-1 du Code de commerce), 50 millions d'euros de chiffre d'affaires (contre 40 actuellement, en vertu du même article D. 230-1) et 250 salariés. On regrettera donc ici vivement que les pouvoirs publics français n'aient pas anticipé la transposition de cette directive pour faire en sorte d'éviter, fût-ce pour quelques mois, une discordance aussi fâcheuse entre les nouveaux seuils européens et les seuils hexagonaux.
Il importe enfin de relever qu'une semblable démarche est opérée pour les notions de grand groupe, groupe moyen et petit groupe, évoquées pour leur part au nouvel article L. 230-2 du Code de commerce, et soumises à terme aux mêmes évolutions de seuils que celles venant d'être décrites, en ce inclus la regrettable divergence temporaire entre seuils européens et français. Au résultat, et suivant la ligne tracée par la directive, l'ordonnance s'appliquera aux grands groupes - soit ceux qui dépasseront sur une base consolidée les seuils précédemment mentionnés en vertu de la directive (UE) 2023/2775 et sur lesquels le nouvel article D. 230-2 du Code de commerce devra s'aligner - en imposant la publication des informations sur la durabilité dans le cadre du rapport de gestion consolidé de la seule société mère, ce qui dispensera dans le même temps de toute publication les filiales entrant dans le périmètre de consolidation, pour autant qu'elles ne soient pas cotées, ainsi que le prévoit le nouvel article L. 233-28-4 du Code de commerce.
Comme attendu, aucune forme sociale n'échappe en tant que telle à l'application de l'ordonnance, dès lors que la directive ne faisait que distinguer entre grandes entreprises et entités d'intérêt public aux fins d'une entrée en vigueur plus ou moins décalée dans le temps des obligations concernées. Par voie de conséquence, alors qu'elles étaient jusqu'alors soustraites à la DPEF (déclaration de performance extra-financière) issue de la directive NFRD - au prix d'une probable violation de cette dernière - les SAS seront bien assujetties aux exigences de publication d'information en matière de durabilité, pour autant qu'elles dépassent les seuils préalablement rappelés en tant que grande entreprise ou société mère d'un grand groupe.
Enfin, et de façon inédite, la directive CSRD prévoyait une extension de son dispositif aux entreprises relevant du droit d'Etats tiers à l'UE. Ce point est repris par l'ordonnance concernant celles qui jouiront d'une succursale en France et justifieront d'une certaine activité sur son sol, étant précisé que celles qui sont présentes par le biais d'une filiale seront déjà couvertes par l'ordonnance en tant que grande entreprise ou PME d'intérêt public.
S'agissant des obligations d'information elles-mêmes, l'ordonnance n'apporte que des précisions minimales, en renvoyant aux dispositions de son décret d'application précité du 30 décembre 2023 pour exposer "les éléments décrits par ces informations, les mentions à l'appui de celles-ci et leurs modalités de présentation", informations qui sont donc aujourd'hui détaillées à l'article R. 232-8-4 du Code de commerce. L'ordonnance inscrit à tout le moins au sein du Code la notion controversée de "double matérialité", en indiquant que les informations en matière de durabilité "permettent de comprendre les incidences de l'activité de la société sur les enjeux de durabilité, ainsi que la manière dont ces enjeux influent sur l'évolution de ses affaires, de ses résultats et de sa situation". Pour le reste, au-delà des précisions réglementaires offertes par le décret, il conviendra surtout de se reporter aux normes européennes standardisées dites ESRS (European Sustainability Reporting Standards), élaborées par l'EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) sur délégation de la Commission.
Un point spécifique attire néanmoins l'attention, à propos d'une option laissée ouverte par la directive CSRD, et qui est retenue par l'ordonnance : s'agissant des informations "portant sur des évolutions imminentes ou des affaires en cours de négociation", celles-ci pourront bien "être omises dans des cas exceptionnels (…) lorsque leur publication nuirait gravement à la position commerciale" de la société ou du groupe.
Sur ce terrain, les apports de l'ordonnance sont plus notables, ce qui s'explique par une marge de manœuvre plus importante ici laissée aux Etats membres. Trois d'entre eux peuvent être plus particulièrement mis en exergue.
En premier lieu, comme la directive le permettait, l'ordonnance rend possible la sollicitation d'un organisme tiers indépendant pour procéder à la certification des informations en matière de durabilité, plutôt que de recourir au commissaire aux comptes en charge du contrôle légal des états financiers de la société. Désignés par la directive sous le vocable de prestataires de service d'assurance indépendants, ces OTI seront des personnes morales titulaires de l'accréditation délivrée par le comité français d'accréditation (COFRAC), et devront par principe remplir les mêmes exigences que celles requises des commissaires aux comptes, en particulier sur le plan de la déontologie et de l'indépendance. En pratique, les premières sociétés concernées par la publication d'information de durabilité devront donc procéder au choix de leur auditeur en cette matière lors de leur prochaine assemblée générale
En second lieu, et de manière corrélative, le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes (H3C) se mue en Haute Autorité de l'Audit (H2A), dont la mission de supervision recouvre en bonne logique désormais l'activité des OTI, en sus de celle des commissaires aux comptes, si bien qu'elle ne supervisera plus à proprement parler une profession mais un domaine d'activité; moyennant une organisation désormais plus strictement divisée entre le collège et une commission des sanctions, selon le modèle bien connu de l'AMF. Elle sera en particulier chargée d'homologuer les formations auxquelles devront impérativement s'astreindre les commissaires aux comptes et les personnes physiques associées, dirigeantes ou salariées des OTI accrédités pour pouvoir certifier les informations en matière de durabilité.
En troisième lieu, l'ordonnance retient une autre option ouverte par la directive concernant le rôle du comité interne à la société dans le cadre de la supervision des informations sur la durabilité. Outre le traditionnel comité d'audit, il est précisé que cette tâche peut être confiée à un comité spécialisé distinct de ce comité, mais soumis aux mêmes règles de composition.
Sur ce point, la directive CSRD était demeurée assez évasive, en se contentant d'exiger des Etats membres qu'ils prévoient des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. Au résultat, l'ordonnance adopte une approche relativement minimaliste en la matière : la responsabilité des dirigeants ne s'en trouve nullement accrue à ce titre, de même qu'aucune sanction administrative pécuniaire en cas de non-respect des obligations fixées par le texte n'a été spécifiquement prévue, ce qui s'explique très certainement par le rôle majeur conféré à l'audit des informations concernées.
Il n'en demeure pas moins que la société comme les dirigeants demeureront classiquement exposées à un risque d'action en responsabilité de droit commun en cas de diffusion d'information trompeuse ou erronée ou d'absence de diffusion d'information importante en cette matière, de même que, pour les sociétés cotées, aux procédures diligentées par l'AMF pour les mêmes griefs, pouvant conduire le cas échéant au prononcé de sanctions pécuniaires.
Nonobstant ce constat, certaines dispositions de l'ordonnance retiennent tout de même l'attention.
Elle ouvre ainsi tout d'abord à tout intéressé le bénéfice de la procédure d'injonction sous astreinte, aux fins d'obtenir la production, la communication ou la transmission des documents ou informations requis. L'hypothèse paraît certes limitée au défaut radical de toute publication d'informations, mais les demandeurs potentiels ne sont donc pas réduits aux seuls associés de la société assujettie.
Elle transpose ensuite la responsabilité pénale des dirigeants pour défaut de désignation d'un commissaire aux comptes quand celle-ci est légalement imposée au défaut de désignation d'un même commissaire aux comptes ou d'un OTI chargé de procéder à la certification des informations en matière de durabilité lorsque celle-ci est pareillement requise, transposition qui concerne aussi le défaut de convocation de l'intéressé à toute assemblée générale, en rappelant que la sanction encourue à ce propos demeure fixée à 2 ans d'emprisonnement et 30.000 euros d'amende. Dans la même ligne, le fait d'entraver la mission de ces divers auditeurs est également étendue à la mission de certification des informations de durabilité, moyennant une sanction de 5 ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende encourue par ces mêmes dirigeants.
Elle prévoit enfin la possible exclusion de la procédure de passation de marchés publics des sociétés assujetties à l'obligation de publication d'informations en matière de durabilité qui n'y satisferaient pas, et ce pour l'année qui précède l'année de publication de l'avis d'appel à la concurrence ou d'engagement de la consultation. Il s'agit là en réalité de l'extension d'une mesure déjà prévue pour les sociétés soumises au devoir de vigilance imposé par l'article L. 225-102-4 du Code de commerce et ne satisfaisant pas à l'obligation d'établir un plan de vigilance conforme aux exigences légales.