25 octobre 2023
SERVICES FINANCIERS | FRANCE
Dans un arrêt rendu le 27 septembre 2023, la Cour de cassation a considéré que :
"Le respect par une entreprise des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires.
Il en résulte que le fait pour un concurrent de s'en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d'une faute de concurrence déloyale."
(Cour de cassation, Chambre commerciale, 27 septembre 2023, n° 21-21.995, publié au bulletin).
Cette solution semble classique en matière de concurrence déloyale. En effet, la Cour de cassation admet depuis longtemps que le fait pour un acteur de s’affranchir d’une réglementation dont le respect a nécessairement un coût, et plus généralement de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induit pour lui un avantage concurrentiel indu et est constitutif d’un acte de concurrence déloyale1. Néanmoins, c'est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation applique cette solution, s'agissant du non-respect de la réglementation applicable en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT).
L'arrêt rendu s'inscrit dans le prolongement d'une action en référé opposant deux distributeurs de cartes bancaires prépayées. Cette action avait pour objet des demandes de production de pièces introduites sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile. L'une des mesures d'instruction in futurum sollicitées visait plus particulièrement à obtenir la communication d'éléments comptables en vue de permettre d'établir les effets d'une concurrence déloyale liée au non-respect du dispositif LCB-FT.
Pour s'opposer à cette mesure, la partie concernée par la demande contestait l'existence d'un motif légitime, estimant que l'action au fond était vouée à l'échec dans la mesure où la violation des obligations professionnelles applicables en matière de LCB-FT, à la supposer avérée, n'est pas susceptible de donner lieu à une indemnisation au profit d'un tiers.
La Cour de cassation rejette le moyen en estimant que le respect par une entreprise des obligations imposées par le Code monétaire et financier en matière de LCB-FT engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires et que dès lors le fait pour un concurrent de s'en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d'une faute de concurrence déloyale.
(1) Un acteur régulé doit désormais prendre en considération le risque de contentieux judiciaire en cas de non-respect de la réglementation LCB-FT.
Pour faire échec à la demande de communication, la partie visée entendait prendre appui sur la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle les obligations de vigilance tirées de la LCB-FT ne sont pas source de responsabilité civile.
Dans un arrêt Moon du 20042, dont la solution a été récemment confirmée en 20213, la Cour de cassation avait en effet estimé que les obligations de vigilance imposées aux organismes soumis au Code monétaire et financier n'ont pour seule finalité que la détection de transactions portant sur des sommes en provenance du trafic de stupéfiants ou d'activités criminelles organisées et que seuls le service de TRACFIN et l'autorité de contrôle peuvent obtenir communication des pièces qui se rattachent à ces opérations (et seulement à des fins liées à la LCB-FT). Cette finalité implique un régime particulier de sanctions : pour la Cour de cassation, "la méconnaissance de l'obligation de l'examen particulier de certaines opérations importantes est sanctionnée disciplinairement ou administrativement par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire". Dans son arrêt de 2021, la Cour de cassation renforce sa motivation en s'appuyant sur le caractère confidentiel des déclarations de soupçons.
Il se déduit de ces différents éléments que "la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des obligations de vigilance et de déclaration pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier".
A notre sens, cette jurisprudence applicable aux litiges qui opposent les acteurs régulés (et notamment les établissements de crédit) à leurs clients et ayant vocation à réparer les préjudices individuels n'est pas nécessairement remise en cause par l'arrêt du 27 septembre 2023. Si l'action en concurrence déloyale relève bien du régime des actions en responsabilité civile délictuelle, elle tend à dépasser l'objectif traditionnel de réparation assigné à la responsabilité civile pour assumer une fonction de régulation des comportements économiques.
A cet égard, les arrêts de 2004 et de 2021 concernaient des clients qui reprochaient à leurs établissements de crédit le non-respect des diligences LCB-FT qui leur aurait créé un préjudice (demande que la Cour de cassation a rejeté considérant que le client n'est pas informé du traitement LCB-FT des transactions réalisées dans tous les cas). Or, l'arrêt du 27 septembre 2023 concerne un litige entre deux opérateurs économiques qui porte sur l'effet économique de la non prise en compte de la législation anti-blanchiment dans l'organisation d'un acteur régulé et sur l'avantage économique indu qu'il lui procure vis-à-vis de son concurrent.
(2) Par ailleurs, il nous semble que cette décision est transposable également en cas de méconnaissance d'autres corps réglementaires issus du droit financier.
En effet, le respect de toute exigence réglementaire génère nécessairement des coûts : pour exercer une activité régulée, un acteur doit être agréé, passeporté ou exempté. Il est souvent contraint de mettre en œuvre des procédures, ainsi que des outils informatiques et doit mettre en place des mesures de contrôle interne pour vérifier leur fonctionnement.
(3) Enfin, cette décision soulève des questions en ce qui concerne la preuve de l'action au fond, ainsi qu'en ce qui concerne l'opportunité de l'action.
Dans sa décision, la Cour de cassation indique simplement que les actes de l'opérateur économique ayant méconnu la réglementation LCB-FT peuvent potentiellement être constitutifs d'une faute de concurrence déloyale, mais ne le sont pas nécessairement.
A titre de rappel, pour qu'elle réussisse, une action en concurrence déloyale suppose de prouver (i) une faute, (ii) un préjudice et (iii) un lien entre les deux. Il s’agit des conditions classiques de la responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1240 du Code civil.
Sur la faute, on peut s'interroger sur la manière d'établir qu'un acteur ne respecte pas la réglementation applicable et sur la capacité d'un juge commercial à constater un tel manquement dès lors que, comme l'a rappelé la Cour de cassation, la méconnaissance des obligations applicables en matière de LCB-FT "est sanctionnée disciplinairement ou administrativement par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire". A titre d'exemple, est-ce qu'il serait suffisant si un acteur décidait de tester le parcours client d'un de ses concurrents ? Est-ce qu'il conviendrait de réaliser un échantillon ? Au contraire, est-ce que l'impact de cette décision implique qu'un acteur sanctionné disciplinairement s'expose en plus à un contentieux de concurrence déloyale ?
Sur le préjudice, la Cour de cassation retient de manière constante qu’il s’infère "nécessairement" un préjudice, fût-il seulement moral, d’un acte de concurrence déloyale. Elle rappelle toutefois que cette présomption de préjudice ne dispense pas le demandeur de démontrer l’étendue de celui-ci4. Dans le cas d’une concurrence déloyale par manquement à la réglementation LCB-FT, on peut s’interroger sur le point de savoir s’il est possible de quantifier un préjudice financier. En principe, ce préjudice devrait être apprécié par rapport au trouble économique subi par l’acteur diligent du fait de l’avantage concurrentiel indu dont a bénéficié l’acteur non-diligent. Toutefois, un tel préjudice peut être très difficile à déterminer. Dans ce cas, la Cour de cassation a alors déjà admis la possibilité de prendre en compte l’économie injustement réalisée par l’acteur non-diligent, modulé en tenant compte des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par les agissements en cause5.
Enfin, quelle opportunité d'intenter une telle action ? L'opportunité de l'action paraît plus évidente lorsqu'un acteur régulé intente une action à l'encontre d'un acteur agissant en violation totale de la réglementation en question (voire en violation du monopole bancaire et financier, avec en plus la question de la possibilité d'intenter une action civile transfrontalière).
En revanche, il nous semble moins opportun pour un acteur régulé d'intenter une telle action à l'encontre d'un autre acteur régulé plus ou moins conforme. En effet, dans la mesure où il est rare pour un acteur régulé d'être parfaitement conforme à l'ensemble de la réglementation bancaire et financière (compte tenu de son évolution constante), le demandeur risquerait une action reconventionnelle de la part du défendeur. Ainsi, les deux parties peuvent se retrouver in fine perdantes.
1 Cass. com., 12 février 2020, n°17-31.614 ; Cass. com., 17 mars 2021, n°19-10.414.
2 Cass. com, 28 avril 2004, n°02-15.054.
3 Cass. com, 21 septembre 2021, n° 21-12.335.
4 Cass. com., 12 février 2020, n°17-31.614.
5 Ibid.