28 janvier 2022
Retrouvez l'article de Bruno Quentin, associé de Gide, expert du Club des juristes, publié dans La Semaine Juridique, Edition Générale, du 24 janvier 2022 et court décryptage vidéo.
Alors que la question des conflits d’intérêts est devenue un point cardinal à l’aune duquel sont scrutées toutes les relations des acteurs publics avec le monde privé, il peut paraître surprenant que la récente modification de la définition du délit de prise illégale d’intérêts, prévue par l’article 432-12 du Code pénal, ait été opérée de manière presque subreptice, sur une initiative parlementaire, pendant les débats relatifs à la loi n° 2021-1729 pour la confiance dans l’institution judiciaire, finalement adoptée le 22 décembre 2021 (sur la loi V. aussi dans ce numéro JCP G 2022, act. 87, act. 88, doctr. 116).
La polémique politique relative à la mise en examen sur ce fondement du garde des Sceaux en exercice, pour des faits relatifs à des actes réalisés dans le cadre de ces mêmes fonctions, n’est probablement pas étrangère à cette situation singulière, mais la raison d’être de cette évolution ne saurait être réduite à cette querelle et mérite d’être analysée et mise en perspective au-delà de ce contexte atypique.
Pour mémoire, le délit visait, avant sa modification du 22 décembre 2021, à sanctionner un fonctionnaire ou un élu qui prend ou reçoit, directement ou indirectement, un « intérêt quelconque » dans une entreprise ou une opération à un moment où il a la charge de l’administrer ou de la surveiller en sa qualité d’agent public. Autrement dit, un élu ou fonctionnaire ne peut faire usage de ses prérogatives en tant qu’agent public alors que ses intérêts personnels sont simultanément en cause, sauf à se trouver de ce seul fait dans une situation répréhensible. Si ce délit, dans sa rédaction originelle, laissait clairement poindre plus explicitement sa raison d’être sous le vocable de « délit d’ingérence », la notion d’« intérêt quelconque », retenue dans le Code pénal de 1994, a progressivement dérivé vers une interprétation jurisprudentielle de plus en plus extensive, constituant ainsi un référentiel devenu flou, sans perspective téléologique. L’intérêt à l’origine de l’infraction pouvait ainsi ne plus seulement être financier, mais simplement moral ou affectif, lequel était parfois uniquement putatif, quand il ne confinait pas à un pur procès d’intention. Cette situation était d’autant plus inextricable que cette infraction constitue par nature un délit obstacle dont la raison d’être est de définir, dans le respect du principe à valeur constitutionnelle d’interprétation stricte des dispositions pénales, une situation proscrite quand bien même elle n’emporte aucune conséquence ni bénéfice pour celui qui s’en est rendu coupable.
Pour remédier à cette situation, plusieurs pistes ont été explorées. Une première, en 2009, d’origine sénatoriale, a proposé de retenir la notion d’« intérêt personnel distinct de l’intérêt général », afin de mieux prendre en compte - et même de faire prévaloir - l’éventuelle atteinte à l’intérêt général dans la caractérisation du délit (Sénat, Prop. loi visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d’intérêts, 17 mars 2009, adoptée le 24 juin 2010). Cet angle d’analyse faisait toutefois perdre l’effet dissuasif de l’infraction au bénéfice de ses seules conséquences au regard de l’intérêt général.
La réflexion la plus déterminante pour restituer au délit de prise illégale d’intérêts sa ratio legis originelle a résulté des travaux de la Commission de réflexion des conflits d’intérêts dans la vie publique sous l’égide du Vice-Président du Conseil d’État (« Commission Sauvé ») qui avait préconisé dans son rapport du 26 janvier 2011 au président de la République, de modifier la définition de l’infraction en précisant « à l’article 432-12 du code pénal relatif à la prise illégale d’intérêts, qu’est sanctionnée la prise d’un intérêt «de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité» de la personne ».
C’est exactement cette formulation qui a été reprise au cours des débats parlementaires, et cette reprise a d’ailleurs été parfaitement assumée et revendiquée comme telle.
Face à l’évolution erratique à laquelle avait abouti l’interprétation du délit de prise illégale d’intérêts, le législateur a ainsi redonné tout son sens à celui-ci, ce qui était d’autant plus nécessaire qu’il s’agit là d’un délit qui vise tout autant à prévenir de manière pédagogique qu’à réprimer. Reste à s’assurer que la jurisprudence de la chambre criminelle s’inscrive, de manière concrète et substantielle, dans les pas de la loi redéfinie afin que l’orthodoxie voulue par le législateur ne se réduise pas à une simple coquetterie rédactionnelle sans conséquence.