21 janvier 2020
France | Droit Pénal des Affaires | Compliance | Le Club des Juristes
Article de Bruno Quentin, associé de Gide, expert du Club des juristes, publié dans La Semaine Juridique, Edition Générale, du 21 janvier 2020 et court décryptage vidéo :
Instituée par la loi Sapin II du 9 décembre 2016, l’Agence Française Anticorruption (AFA) est la nouvelle clé de voûte de la lutte contre la corruption en France. A ce titre, l’une de ses principales missions est de contrôler que les entreprises au-delà d’une certaine taille mettent en œuvre les huit obligations que la loi leur impose de déployer pour prévenir et détecter des faits de corruption. S’il est prématuré de commenter la jurisprudence de la commission des sanctions de l’AFA (une seule décision – de mise hors de cause – rendue à ce jour), les contrôles en eux-mêmes (43 en 2018) soulèvent d’ores et déjà des questions ontologiques quant à leur finalité, dans la mesure où, à certains égards, ils peuvent s’apparenter à de véritables enquêtes.
La différence d’objet entre les deux n’est pas mince : dans un cas, il s’agit de vérifier in abstracto que l’entreprise a bien déployé des procédures anticorruption, tandis que dans l’autre, il s’agit de rechercher in concreto des faits possiblement constitutifs d’actes de corruption.
Si la loi Sapin II n’attribue aucun pouvoir d’enquête à l’AFA, elle prévoit néanmoins expressément que ses agents doivent informer le procureur de la République des faits dont ils ont connaissance dans l’exercice de leur mission et « qui sont susceptibles de constituer un crime ou un délit ». Cette obligation est donc grandement renforcée par rapport à celle prévue par l’article 40 du Code de procédure pénale qui prévoit simplement que tout agent public doit informer le procureur d’un crime ou d’un délit dont il acquiert la connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Tout contrôleur de l’AFA se trouve ainsi dans une situation où, alors que sa mission ne consiste pas à rechercher des infractions mais à vérifier des procédures, il doit informer le parquet à partir d’une simple « suspicion ». Il se trouve être simultanément contrôleur et enquêteur virtuel. Cette situation est d’autant plus schizophrénique que certains agents de l’AFA ont exercé antérieurement des fonctions d’enquêteur dans d’autres services de l’Etat et qu’ils ont donc été formés à cette fin.
Deux illustrations démontrent que le basculement d’un contrôle vers une enquête peut être subreptice. Le premier exemple concerne la vérification que peut opérer tout contrôleur AFA de l’existence, au sein de l’entreprise, d’un dispositif d’alerte interne permettant le recueil des signalements relatifs aux comportements non conformes au code de conduite (l’une des huit obligations prévue par la loi) ; si le contrôleur prend connaissance du contenu de ce recueil, et que celui-ci n’est pas vide, il se trouve alors mécaniquement dans une situation d’enquêteur lui imposant de saisir le parquet de ce qu’il y aura appris. Le second exemple concerne le cas particulier des entreprises qui, étant contrôlées par l’AFA, sont soumises au secret professionnel (par exemple, le secret bancaire). Alors même qu’il existe un débat sérieux sur l’opposabilité du secret professionnel à l’AFA – cette dernière soutenant qu’il lui est inopposable alors que, lorsque tel est le cas au bénéfice de certains services de l’Etat, des dispositions expresses le prévoient -, cette question ne devrait pas se poser dans le cadre d’un contrôle limité au fait de savoir si les procédures existent. Or, de manière concrète, lors de ses contrôles, l’AFA demande à avoir accès à des dossiers nominatifs de clients qui sont des tiers à l’entreprise contrôlée, et donc hors du champ de contrôle direct de l’AFA.
Pour prévenir de tels glissements, il pourrait être utile de préciser les limites du droit de communication des contrôleurs de l’AFA en s’inspirant des dispositions adoptées par la loi du 23 octobre 2018 pour encadrer les investigations opérées par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) auprès des opérateurs de télécommunication. Il a ainsi été prévu que l’accès à ces informations est subordonné à l’autorisation préalable d’un « contrôleur des demandes de données », lequel est statutairement un Haut magistrat administratif ou judiciaire. Le recours au juge des libertés et de la détention pourrait pareillement être envisagé.
En tout état de cause, c’est au prix d’une absence de confusion entre contrôle et enquête que l’AFA échappera à toute critique dans l’exercice de sa mission définie par la loi Sapin II.