6 mars 2023
Par deux ordonnances du 28 février 2023, le Premier Vice-Président du Tribunal judiciaire de Paris statuant en référé a déclaré irrecevables les demandes formées par plusieurs associations visant à enjoindre à la société TotalEnergies EP de respecter ses obligations au titre de la loi sur le devoir de vigilance et de suspendre les travaux afférents à deux de ses projets en Ouganda.
Si ces deux décisions constituent la première application judiciaire de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères, elles n'apportent que peu d’indications sur la manière dont les juridictions se prononceront sur les demandes de plus en plus fréquentes formées par des associations contre les sociétés françaises sur le fondement de cette loi.
La loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre (la « Loi sur le devoir de vigilance ») impose aux sociétés françaises assujetties d’établir, de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance. Celui-ci doit contenir des mesures raisonnables permettant d’identifier les risques et de prévenir les atteintes graves envers les droits de l’homme et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes et l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation (article L.225-102-4 du Code de commerce).
Ce plan, qui a vocation à être élaboré avec le concours des parties prenantes de la société, doit comprendre une cartographie des risques, des procédures d’évaluation de la situation des filiales et des sous-traitants ou fournisseurs, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, un mécanisme d’alerte relatif à ces risques, et un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre.
En cas d’allégations de manquement à ces obligations, la société assujettie peut être mise en demeure. Si elle ne prend pas les mesures propres à remédier à ces manquements dans un délai de trois mois, toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut saisir le Tribunal judiciaire de Paris afin d'enjoindre à la société de se conformer à ses obligations, le cas échéant sous astreinte. La responsabilité civile de la société peut également être engagée afin qu’elle répare le préjudice que l’exécution de ses obligations en matière de vigilance aurait permis d’éviter.
À ce jour, onze assignations ont été délivrées par des associations à neuf sociétés afin de les enjoindre à respecter leur devoir de vigilance.
Par des courriers du 24 juin 2019, six associations (Survie, NAVODA, CRED, Les Amis de la Terre France, NAPE et AFIEGO) ont critiqué le plan de vigilance pour l'année 2018 de la société TotalEnergies EP (« Total-Energies ») et l'ont mise en demeure de se conformer à ses obligations résultant de la Loi sur le devoir de vigilance, concernant deux de ses projets de développement pétrolier en Ouganda (les « Projets »).
Considérant que la réponse de Total-Energies en date du 24 septembre 2019 était insuffisante, les associations l'ont assignée en référé par actes du 29 octobre 2019 devant le président du Tribunal judiciaire de Nanterre aux fins de l'enjoindre à exécuter ses obligations et de compléter son plan de vigilance pour l’année 2018.
À l'issue de plusieurs décisions relatives à la compétence du tribunal et de l'entrée en vigueur de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, laquelle donne compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris pour statuer sur les affaires portant sur le devoir de vigilance, le Président du Tribunal judiciaire de Nanterre s'est déclaré incompétent au profit de celui du Tribunal judiciaire de Paris.
Les associations demandaient au Président du Tribunal judiciaire de Paris d’enjoindre, sous astreinte, à Total-Energies (i) d’établir et de publier dans son plan de vigilance l’ensemble des mesures propres à prévenir les risques et les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement résultant des activités de ses filiales et de leurs sous-traitants dans la conduite des Projets, (ii) de mettre en œuvre de manière effective son plan de vigilance et plus particulièrement les mesures de vigilance relatives aux Projets, le cas échéant via un ordre donné à ses filiales et à leurs sous-traitants et, (iii) de suspendre les travaux afférents aux Projets jusqu’à ce que les mesures de vigilance sollicitées et leur mise en œuvre effective soient respectées.
Au cours de cette procédure, le Premier Vice-Président du Tribunal judiciaire de Paris a incité à plusieurs reprises les parties à entrer en médiation, ce que les associations ont refusé.
Le Premier Vice-Président a également décidé d'entendre trois professeurs d'université en qualité d'amici curiae pour éclairer le tribunal sur la nature et le contenu de la Loi sur le devoir de vigilance.
Par deux décisions du 28 février 2023, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris a déclaré irrecevables les demandes formées par les associations d’enjoindre à Total-Energies d’exécuter ses obligations en matière de vigilance et tendant à voir suspendre les travaux afférents aux Projets, en raison de l'absence de mise en demeure préalable à la saisine du juge des référés de Total-Energies par les associations, en violation des dispositions de l'article L.225-102-4 du Code de commerce.
Sans se prononcer in limine litis sur l'intérêt et la qualité à agir des associations, cette décision souligne que le contenu des obligations relatives au devoir de vigilance prévu par la Loi sur le devoir de vigilance demeure « général », en l’absence de décret d'application et de précisions du texte sur les normes applicables et la typologie des droits concernés.
En l’absence d'indicateurs de suivi ou d'instauration d'un organisme de contrôle indépendant, le contrôle du respect de ces obligations revient au juge qui doit apprécier le « caractère raisonnable » des mesures prévues par le plan de vigilance, notion que le juge des référés a estimée « imprécise, floue et souple ».
Après avoir relevé que « le législateur n’a pas entendu donner un contour précis aux mesures générales qui s’imposent à certaines entreprises dans le cadre du devoir de vigilance », le juge des référés a précisé que le législateur a expressément manifesté son intention que ce plan de vigilance soit élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise. C’est la raison pour laquelle la Loi sur le devoir de vigilance a institué une obligation de mise en demeure préalable à la saisine du juge, qui doit être « suffisamment ferme et précise pour permettre d’identifier les manquements imputés au plan » et d'« instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires ».
En l'espèce, le Premier Vice-Président a relevé que les mises en demeure en date du 24 juin 2019 adressées par les associations à Total-Energies portaient sur le plan de vigilance pour l'année 2018, alors que Total-Energies a publié de nouveaux plans de vigilance pour les années 2019, 2020 et 2021 apportant de nombreuses modifications au plan de vigilance pour l’année 2018.
Par conséquent, il a jugé que les griefs et demandes formés par les associations relatifs au plan de vigilance pour l’année 2021 n'avaient pas fait l’objet d'une mise en demeure préalable en violation des dispositions de l'article L.225-102-4 du Code de commerce, et déclaré irrecevables de ce fait les demandes des associations.
Il en résulte que, dans le cadre des procédures en cours et à venir, les associations devront adresser une nouvelle mise en demeure si les sociétés assignées publient, au cours de la procédure, un ou plusieurs nouveaux plans de vigilance apportant des modifications à celui ayant fait l'objet de la mise en demeure initiale.
En outre, le juge des référés a souligné les limites de ses pouvoirs dans le cadre d’une action intentée devant lui sur le fondement de la Loi sur le devoir de vigilance.
Cette décision précise que si une société n’a pas établi de plan de vigilance ou lorsque celui-ci est sommaire, le juge des référés pourra enjoindre à la société d’établir, de publier ou de mettre en œuvre de façon effective un plan de vigilance. En revanche, elle indique que le juge des référés ne peut pas procéder à l’appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan, « lorsque cette appréciation nécessite un examen en profondeur des éléments de la cause relevant du pouvoir seul du juge du fond ».
En l'espèce, compte tenu du caractère détaillé du plan de vigilance 2021 de Total-Energies et des très nombreuses pièces versées aux débats, les griefs et les manquements lui étant reprochés devront « faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés ».
Ces ordonnances ne se prononçant pas sur le fond du litige, seules les prochaines décisions du Tribunal judiciaire de Paris, qui seront rendues au fond, permettront d'apporter des éclaircissements sur la manière dont les juges apprécieront le respect par les entreprises de leurs obligations au regard de cette loi.
Le Vice-Président du Tribunal, statuant en référé, ayant considéré « imprécise, floue et souple » la notion de « caractère raisonnable » des mesures devant être mises en œuvre sur le fondement de ce texte, une interrogation persiste quant à la manière dont les juges du fond pourront apprécier la conformité des plans de vigilance qui leur seront soumis, et déterminer le cas échéant les actions adaptées à mettre en œuvre par l’entreprise, ce sans toutefois s’immiscer dans sa gestion.