5 mars 2020
Le 26 février 2020, le tribunal de commerce de Nanterre a rendu un jugement remarqué dans le domaine des crypto-actifs. Il s’y prononce sur la nature juridique des bitcoins et la qualification afférente des opérations de prêts portant sur ces derniers. L'enjeu de la décision est essentiel puisqu'elle impacte l'obligation de restitution de l'emprunteur et le traitement des fruits que les bitcoins empruntés peuvent générer. Le jugement démontre également toute l'importance des dispositions contractuelles régissant ce type de transactions.
Le tribunal de commerce de Nanterre a rendu, le 26 février 2020, un jugement sur le prêt de bitcoins. Cette décision est particulièrement importante puisqu’elle intervient peu après l’introduction par la loi PACTE[1] d’un régime inédit et innovant dédié aux prestataires de services sur actifs numériques (PSAN).
Ce régime prend soin de définir les actifs numériques et d'y inclure les crypto-actifs comme le bitcoin. Il reste toutefois silencieux sur certains aspects de leur nature juridique. La décision y apporte des éléments de réponse et permet, à partir des faits d'espèce (1.), de souligner plusieurs enseignements essentiels (2.).
Le litige oppose une plateforme d’échange d’actifs numériques française qui a consenti plusieurs prêts de bitcoins à une société anglaise entre 2014 et 2016.
Alors que ces contrats de prêt sont en cours, la blockchain Bitcoin - sur laquelle repose précisément les bitcoins - connaît un fork (ou bifurcation[2]) intervenu au 1er août 2017. Cette bifurcation entraine l'émission d’un nouvel actif numérique, le bitcoin cash, au bénéfice de la société anglaise, emprunteuse des bitcoins.
L'enjeu du litige est de déterminer si les bitcoins cash ainsi émis peuvent être conservés par l'emprunteuse ou s'ils doivent être restitués à la plateforme d'échange, prêteuse des bitcoins.
Le jugement donne l'occasion de clarifier la nature juridique des bitcoins (A), la nature des prêts auxquels ils donnent lieu (B) ainsi que le traitement des fruits qu'ils peuvent générer (C). Il souligne également l'importance des dispositions contractuelles régissant ce type de transaction (D).
Selon le tribunal, le bitcoin est une chose fongible et consomptible. En effet, pour la juridiction, les bitcoins:
Cette clarification est inédite en droit français. On peut s'interroger sur sa portée vis-à-vis des autres actifs numériques. Elle emporte en tout état de cause différentes conséquences juridiques, notamment sur les contrats de prêts sur bitcoins.
Comme les bitcoins sont des biens fongibles et consomptibles, ils s'analysent en droit, comme des "choses de genre" (et non des "corps certains"). A ce titre, le tribunal considère que les contrats de prêts auxquels ils donnent lieu sont des prêts de consommation.
Ces contrats de prêts sont régis par un régime spécifique[3] :
Le tribunal écarte ici l'application du régime du prêt à usage[4], portant sur les "corps certains". Ce régime prévoit des règles spécifiques distinctes de celles du prêt de consommation. L'enjeu principal de cette distinction réside dans le transfert, ou non, de la propriété à l'emprunteur de la chose prêtée - en l'occurrence les bitcoins.
En l'espèce, pour le tribunal, le contrat s'analysant en un prêt de consommation, la société anglaise emprunteuse est donc propriétaire, pendant la durée des contrats de prêt, des bitcoins qu'elle a empruntés. Cette approche détermine le traitement des fruits qu'ils génèrent.
L'emprunteur, dans un prêt de consommation, étant propriétaire de la chose prêtée, il est fondé « à en percevoir les "fruits" ».
Pour le tribunal, en l'espèce, les bitcoins cash émis lors de la bifurcation d'août 2017 sont considérés comme des fruits générés par les bitcoins prêtés. A ce titre, il considère que les bitcoin cash générés pendant la durée du contrat de prêt sur bitcoins reviennent à la société anglaise emprunteuse. Selon la juridiction, ils n'ont pas à être restitués à la plateforme prêteuse, qui n'était pas propriétaire des bitcoins au moment où les bitcoins cash ont été générés.
Le jugement du tribunal de commerce de Nanterre démontre toute l'importance des dispositions contractuelles prévues par les parties à la transaction litigieuse. La décision aborde en effet (i) les modalités de résiliation du contrat, (ii) les conditions permettant à la plateforme française de refuser l'exécution des ordres de son client ou encore (iii) le traitement des crypto-actifs issus du fork. Pour ce faire, la juridiction se réfère notamment aux dispositions des conditions générales d'utilisation régissant les relations entre les parties.
A cet égard, la décision souligne le besoin de précision et de complétude des dispositions ainsi prévues. Elle appelle les acteurs à la plus grande diligence dans la cadre contractuel mis en place dans leurs activités sur crypto-actifs.
Cette décision apporte ainsi des réponses structurantes face à la spécificité technologique des bitcoins. Elle propose des enseignements clés, dont certains pourraient être étendus à d'autres actifs numériques. Elle commande également une vigilance particulière dans la mise en place du cadre contractuel accompagnant les activités sur crypto-actifs. Ce jugement est susceptible d'appel. Il sera donc déterminant de suivre les suites des discussions judiciaires sur ce sujet.
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