4 octobre 2021
Publication | Actualité | ESG, RSE, Développement durable
La loi PACTE a modifié l'appréciation de la conformité d'un acte de gestion ou d'une décision stratégique à l'intérêt social de la société. Pour sa part, l'administration fiscale n'a pas à ce jour modifié sa doctrine pour tenir compte de cette évolution et de la manière dont les sociétés doivent et peuvent aujourd'hui tenir compte des enjeux sociaux et environnementaux, ce qui doit changer.
La loi PACTE a acté, comme le rappelle son exposé des motifs, que les sociétés "ne sont pas gérées dans l'intérêt de personnes particulières mais dans leur intérêt autonome et dans la poursuite de fins qui leur sont propres". Elles n'ont pas pour unique objet l'enrichissement de leurs associés. Leur intérêt, comme l'avaient déjà mentionné les rapports Viénot de 1995 et Notat Senard de 2018, est l'intérêt collectif de leurs parties prenantes. L'article 1833 du code civil que la loi PACTE a modifié impose dorénavant à chaque société, civile comme commerciale, d'être gérée "dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité". La syntaxe impose de conclure que la prise en considération de ces enjeux ne saurait se faire au détriment de l'intérêt social de la société : elle s'intègre pleinement dans la poursuite de ce dernier.
Tout d'abord, l'entreprise ayant pour objet l'intérêt collectif de ses parties prenantes, qui intègre à l'évidence des composantes sociales et environnementales, on comprend bien que ces enjeux doivent être pris en compte dans sa gestion. Par ailleurs, la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux présente pour l'entreprise notamment les mérites suivants, qu'il serait dangereux de minimiser :
La prise en compte de ces enjeux participe donc clairement de la performance de long terme de l'entreprise. La seule limite serait de prendre en compte de manière excessive ces enjeux au détriment notamment du patrimoine et de la rentabilité économique de court terme de l'entreprise, mais également de sa capacité de performance de long terme.
Ajoutons à cela que la performance économique reste le nerf de la guerre, et qu'il n'y a pas de performance de long terme possible sans performance économique, de même qu'il n'y a pas de société sans apporteurs de capitaux, dont la satisfaction passe en grande partie (voire essentiellement dans le cas des sociétés cotées en bourse) par la performance économique de l'entreprise. Les associés ont un droit incontestable à prélever et se partager tout ou partie des bénéfices produits par l'entreprise, qui demeure, rappelons-le, selon l'article 1832 du Code civil, ce en vue de quoi la société a été instituée. La seule limite à ce droit est si son exercice met en péril ou compromet la pérennité de l'entreprise. Il est toutefois dans l'intérêt des associés, en particulier s'ils sont des associés de long terme, de ne pas prélever de dividendes dans des proportions qui préjudicieraient à la performance de long terme de l'entreprise. Le cas échéant, ils peuvent réduire leurs attentes en terme de rentabilité pour favoriser la création d'externalités positives par l'entreprise. Par ailleurs, même si la loi impose et encourage une certaine association des salariés à la gestion de l'entreprise, les associés sont les seuls à pouvoir nommer et révoquer les dirigeants dans l'hypothèse où ils considéreraient que ceux-ci ne gèrent pas au mieux les intérêts de la société, ou les leurs propres. Un équilibre doit donc être trouvé entre ces différentes considérations.
Quel est l'effet utile de la modification de l'article 1833 du code civil ?
A minima, elle impose aux dirigeants de l'entreprise d'examiner sérieusement, dans le processus de prise de décision, que ce soit en matière de gestion ou de stratégie, l'incidence des enjeux sociaux et environnementaux de son activité, et donc de se donner les moyens de le faire, lesquels dépendront bien sûr de la taille de l'entreprise et de la nature de son activité. En fonction de celles-ci, outre l'information qu'ils doivent avoir et les analyses qu'ils doivent mener avec l'aide de leurs équipes, les dirigeants sont incités à se former, à s'entourer de conseils et à mettre le cas échéant en place des comités RSE au niveau de la direction ou du conseil d'administrationii, ainsi, le cas échéant, qu'un comité de parties prenantesiii pour les aider à bien apprécier l'importance de ces différents enjeux.
À tout le moins, le législateur veut inciter les dirigeants d'entreprise à faire le choix, toute chose égale par ailleurs sur le plan financier, des décisions qui maximisent les externalités positives et réduisent les externalités négatives.
Mais poser ainsi des règles qui s'imposent à la gestion crée un enjeu de responsabilité. L'acte contraire à l'intérêt social, tel que dégagé par la jurisprudence, est l'acte qui sert un intérêt autre que celui de la société, qui porte un préjudice à la société ou qui représente pour elle un risque auquel elle ne devrait pas être exposée. Le juge n'ayant pas vocation à s'immiscer dans la gestion de la société, et les actes préjudiciables ne procédant pas nécessairement d'une faute, la faute s'appréciera généralement par référence à la décision qu'aurait dû prendre un dirigeant d'entreprise prudent et diligent. Avec la nouvelle rédaction de l'article 1833, si une décision cause in fine un préjudice, par exemple parce qu'elle n'a pas permis d'anticiper un risque environnemental significatif, le juge recherchera si un examen raisonnable des enjeux sociaux et environnementaux a bien eu lieu et, dans le cas contraire, s'il n'aurait pas conduit un dirigeant prudent et diligent à tenir davantage compte de ces enjeux dans l'intérêt de la société. On peut aussi considérer que l'effet utile de la loi va plus loin : si, après avoir étudié attentivement les conséquences sociales et environnementales d'une décision, le dirigeant adopte une solution qui privilégie des considérations autres que sociales et environnementales, et qu'in fine cette décision cause un préjudice à la société, par exemple en termes d'image, le juge appréciera si un dirigeant prudent et diligent n'aurait pas pris une décision plus respectueuse de ces enjeux. Les dirigeants d'une entreprise qui ne tiennent pas compte par exemple du risque climatique dans la définition de la stratégie de long terme de l'entreprise pourraient bien se le voir reprocheriv. Comme l'écrit le professeur Poracchia, « pour que le préjudice né de la décision puisse être réparé, il faudra montrer que si avaient été prises en considération, de manière diligente, les conséquences sociales et environnementales de l'activité de la société, celle-ci aurait, à travers ses organes, pris une autre décision, conforme à son intérêt, moins préjudiciable aux intérêts du demandeur ou de l'entreprise elle- même, ou à tout le moins aurait pu le fairev ».
À l’inverse, cette nouvelle disposition offre une certaine protection pour les dirigeants qui voudront, dans leur gestion, assurer une réelle promotion de ces enjeux. Comme l'écrit également le professeur Poracchia, pour les dirigeants, « cela permet aussi de constituer une opportunité dans la mesure où la prise en considération des enjeux précités pourra venir au soutien d'une politique sociétaire considérant, après avoir analysé de manière raisonnable les enjeux sociaux et environnementaux de l'activité de la société, qu'il convenait d'en assurer la promotion pour satisfaire au mieux l'intérêt social, même si, in fine, cette politique est un échec. Si ce choix a été fait de manière prudente et diligente, il ne pourra pas constituer une faute de gestionvi. »
L'absence ou l'insuffisance, ou à l'inverse l'excès, de prise en considération des aspects sociaux et environnementaux peut entrer en ligne de compte pour l'appréciation d'une faute de gestion et constitue un enjeu de responsabilité pour les dirigeants vis-à-vis de la société. Elle peut aussi constituer une faute de la société elle-même vis-à-vis des tiers. En revanche, l'action d'un tiers vis-à-vis des dirigeants suppose la commission d'une faute séparable, très difficile à établir.
Le nouvel alinéa de l'article 1833 opère, d'une certaine manière, une translation de l'appréciation de ce qui pourrait nuire à l'intérêt social selon un axe allant d'une plus grande rigueur pour ce qui enfreint l'obligation de prise en considération de ces enjeux vers une plus grande clémence vis-à-vis de ce qui les promeut davantage. Il doit inciter la société et ses dirigeants à porter, dans une optique de long terme, et en prenant en considération l'intérêt de l'ensemble des parties prenantes, une attention juste et raisonnable à ces enjeux , par rapport aux autres considérations devant être prises en compte dans la gestion de l'entreprise, et à se donner les moyens de le faire. On peut se risquer à dire qu'après la loi PACTE, l'acte de gestion ou la décision stratégique contraire à l'intérêt social sera un acte, une décision, ou une omission, qu'un dirigeant normalement prudent et diligent n'aurait pas pris ou fait, en particulier alors que n'aura pas, ou pas suffisamment, été pris en considération les enjeux sociaux et environnementaux, et (i) qui n'est pas pris dans l'intérêt de la société, (ii) qui appauvrit financièrement l'entreprise, constitue un manque à gagner financier ou réduit sa performance économique de court terme, sans que cela se justifie par ailleurs de manière proportionnée au regard de son intérêt de long terme ou (iiii) qui diminue sa capacité à créer de la performance de long terme, fait courir un risque excessif sur cette capacité ou encore entraîne la perte d'une opportunité d'accroître cette capacité ou de réduire le risque pesant sur elle.
La loi PACTE a aussi ouvert deux options pour les sociétés qui voudraient aller plus loin dans leurs engagements en matière sociale, sociétale et environnementale : la faculté d'insérer dans leurs statuts une raison d'être (« purpose » en anglais) et, pour les sociétés les plus engagées, la possibilité d'adopter la qualité de société à mission. Selon l'article 1835 du Code civil, les sociétés, civiles comme commerciales, peuvent insérer dans leurs statuts une raison d'être, constituée « des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». La raison d'être est donc « l’affirmation des valeurs que la société entend poursuivre dans l’accomplissement de son objet social »viii, avec l'idée de préciser, justifier et valoriser en quoi l'entreprise apporte une réelle utilité pour ses parties prenantes et, le cas échéant pour l'environnement et le reste de la collectivité. La raison d'être ne se limite pas au constat des valeurs de la société. Elle instaure une dynamique car on doit y affecter des moyens pour essayer de s'y conformer toujours plus en partant d'une situation existante qui est souvent perfectible, et pour éviter de prendre des décisions qui lui seraient contraires, ou du moins qui ne la prendraient pas ou pas suffisamment en considération. Aux termes de l'article L210-10 du code de commerce, peuvent faire publiquement état de la qualité de « société à mission » les sociétés commerciales, quelle que soit leur forme, qui remplissent les quatre conditions suivantes : (i) être dotée d'une raison d'être statutaire, (ii) fixer dans ses statuts un ou plusieurs objectifs sociaux ou environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre, (iii) prévoir dans ses statuts les modalités d'exécution et de suivi de la mission, et notamment un organe dédié à ce suivi, référent ou comité de mission qui comprend au moins un salarié, et établit un rapport joint au rapport de gestion et enfin (iv) être déclarée en tant que telle au greffe du tribunal de commerce. De plus, l'accomplissement de la mission doit être vérifié par un organisme tiers indépendant qui vérifiera la matérialité de la poursuite des objectifs que l'entreprise s'est fixée.
L'adoption d'une raison d'être ou, a fortiori, de la qualité de société à mission, a une incidence sur les obligations des dirigeants. D'une part, du moins dans les sociétés anonymes ou en commandite par actionsviii, les dirigeants doivent « prendre en considération » la raison d'être et, dans une société à mission, poursuivre des objectifs sociaux ou environnementaux. D'autre part, lorsque la raison d'être est statutaire, elle peut être source de responsabilité pour les dirigeants, car la loi prévoit que la violation des statuts peut entraîner la mise en jeu de leur responsabilitéix.
Nombreux sont ceux qui considèrent que l'adoption d'une raison d'être et a fortiori de la qualité de société à mission, surtout si le projet est construit en concertation avec les parties prenantes de l'entreprise, est un facteur significatif de performance de long terme, qui vient donc enrichir l'intérêt collectif.
Mais, l'adoption d'une raison d'être et a fortiori de la qualité de société à mission peut aussi conduire la société à prendre des décisions qui, par cohérence avec cette raison d'être ou pour le bon accomplissement de sa mission, créent des externalités positives ou réduisent des externalités négatives au-delà de ce que voudrait l'intérêt collectif de ses parties prenantes, stricto sensu. On peut citer l'exemple de sociétés qui décident de renoncer à poursuivre des activités rentables, pour être cohérentes avec leur raison d'être ou leur mission, ce qui est plus aisé pour une société dotée d'une raison d'être ou d'une mission que si elle n'en a pas. Il n'est pas sûr qu'une telle décision soit contraire à son intérêt de long terme, mais c'est pour le moins incertain. Certes, lorsqu'elle est statutaire, la raison d'être ou la mission devient opposable aux associés, ce qui limite le risque d'action de leur part à l'encontre des dirigeants dans l'hypothèse où une décision des dirigeants serait en ligne avec la raison d'être ou la mission, mais interrogerait quant à sa stricte conformité avec les intérêts notamment économiques de l'entreprise. Mais il est souhaitable pour les dirigeants d'établir un dialogue avec les associés et le cas échéant certaines des autres parties prenantes, afin d'apprécier jusqu'à quel point peut et doit aller la prise en considération de la raison d'être ou l'accomplissement de la mission, tout en restant acceptable pour les associés et le cas échéant ses parties prenantes. Dans l'appréciation de la conformité d'une décision à l'intérêt social, il devra donc être tenu compte de la raison d'être ou de la mission et du fait que leur prise en considération peut éventuellement aboutir à créer des externalités positives ou réduire des externalités négatives qui pourraient prévaloir sur l'intérêt collectif des parties prenantes, stricto sensu, ce dans la mesure du raisonnable et de ce qui est acceptable pour les associés et le cas échéant les autres parties prenantes.
Le droit fiscal aborde de façon négative et suspicieuse les actes accomplis par l'entreprise qui paraissent contraires à la pure logique économique, quand bien même ils consisteraient à prendre en considération des enjeux sociaux, sociétaux ou environnementaux de long terme et à créer des externalités positives pour ses parties prenantes, l'environnement ou la Société.
Les entreprises qui agissent au bénéfice d'enjeux sociaux, sociétaux ou environnementaux peuvent se placer sous le régime du mécénat ou du parrainage.
Dans le premier cas, les entreprises pourront, sous certaines conditions, bénéficier d'une réduction d'impôt égale à 60 % du montant du don, ou 40 % pour ceux qui sont supérieurs à 2 millions d’euros, dans la limite de 20 000 euros ou de 0,5 % de son chiffre d'affairesx. Dans le second cas, les dépenses de parrainage n'ouvrent droit à aucune réduction d'impôt mais sont susceptibles d'être déductibles du résultat fiscal de l'entreprise sous réserve d'être exposées dans l'intérêt direct de l'exploitationxi.
Il n'existe pas de troisième voie claire pour l'entreprise qui prend des décisions contraires à son intérêt économique de court terme et qui agit dans l'intérêt de long terme de ses parties prenantes, de l'environnement ou du reste de la collectivité. Sur le fondement de la théorie de l'acte anormal de gestion, selon laquelle l'entreprise ne peut renoncer à une recette ou déduire une charge de son résultat fiscal que si elle peut démontrer que cette décision est prise dans son propre intérêt, l'entreprise dont l'intérêt social se doit de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux risque d'être sanctionnée par la réintégration dans son résultat imposable de la recette éludée ou de la charge supportée et, le cas échéant, par une majoration de 40 %xii. En outre, une retenue à la source sera due si le bénéficiaire n'est pas résident de France.
Fruit d'une jurisprudence fournie, l'acte anormal de gestion s'entend d'un acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir délibérément à des fins étrangères à son intérêtxiii, pris au sens économique du terme, c’est-à-dire à sa capacité de produire des profits, sans aucune contrepartie financière pour l'entreprise ou une contrepartie hors de proportion avec l'avantage que le tiers peut en retirer.
Par rapport à la notion de contrariété à l'intérêt social tel que rappelé précédemment, on constate que, dans la jurisprudence rendue en matière fiscale, certains actes, qui pourraient être contraires à l'intérêt social, ne sont pas considérés comme des actes anormaux de gestion. Il en va ainsi :
Mais au-delà, on constate que les nouvelles considérations que l'entreprise se doit de prendre en compte pour sa bonne gestion semblent ne pas être appréciées correctement par l'administration fiscale.
L'entreprise qui verrait son résultat fiscal redressé au titre d'une prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux contraire à son intérêt économique, quand bien même il serait conforme à son intérêt social tel qu'il doit être apprécié à la suite de l'adoption de la loi PACTE, ne manquera pas d'opposer à l'administration fiscale et au juge de l'impôt le principe de liberté de gestion et de non-immixtion dans sa gestion. Il est toutefois à craindre que l'entreprise concernée ne soit pas suivie sur ce point.
Dans ses conclusions sous l'arrêt Monte Paschi Banque du 13 juillet 2016xiv, Madame Émilie Bokdam- Tognetti, rapporteur public, a parfaitement résumé le cadre restrictif au sein duquel doit évoluer l'entreprise.
Mentionnant en préambule que « si l’on décrit souvent la théorie de l’acte anormal de gestion comme une limite à la liberté de gestion et à la non-immixtion de l’administration fiscale et du juge de l’impôt dans la gestion des entreprises, il serait peut-être plus exact de parler de restriction à la liberté de tirer toutes les conséquences fiscales des actes de gestion commerciale », Émilie Bokdam-Tognetti poursuivait en nous indiquant qu'« à travers la théorie de l'acte anormal de gestion, l'administration fiscale et, le cas échéant, le juge de l'impôt à sa suite, ne remettent pas en cause la validité au plan civil et commercial de l'acte réalisé par l'entreprise, qui ne se trouve donc pas frappé de nullité juridique comme il pourrait l'être par le juge judiciaire si ce dernier estimait être en présence d'un acte passé par un dirigeant en violation de l'intérêt social, mais se bornent à neutraliser ses conséquences fiscales dommageables pour le Trésor.
La théorie de l'acte anormal de gestion repose ainsi sur la prémisse selon laquelle, une entreprise ayant pour objet et pour unique intérêt la recherche du profit ou, exceptionnellement, la réalisation d'économies par ses associés, l'admissibilité fiscale de la déduction d'une charge ou de la renonciation à une recette doit être évaluée à l'aune de cet intérêt et bornée par celui-ci. (…) Seul compte l'intérêt propre de l'entreprise – ou ce que le dirigeant pense être cet intérêt".
Comme le résume très justement le Professeur Martin Collet , « si l'entreprise est libre d'agir comme elle l'entend , elle n'est, en revanche, pas libre de définir son intérêt comme elle l'entendxv» !
L'adoption de la loi PACTE nécessite que l'acte anormal de gestion soit dorénavant défini et apprécié autrement, en tenant compte de ce que la loi a précisé en ce qui concerne l'intérêt de la société au sens juridique du terme.
Selon nous, ces différences sont de deux ordres :
L'administration doit désormais tenir compte du fait que l'intérêt de la société n'est pas son seul intérêt économique, la réalisation d'un profit, mais sa performance de long terme dans l'intérêt collectif de ses parties prenantes, qui tient compte des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Elle devra le prendre en considération tout particulièrement pour apprécier si un acte qui cause un préjudice immédiat à la société ne trouve pas une contrepartie proportionnée de long terme, non nécessairement en matière financière, pour la collectivité de ses parties prenantes. En effet, en l'état actuel de la jurisprudence et de la doctrine de l'administration fiscale, un acte de gestion peut être anormal sans pour autant être contraire à l'intérêt social de la société. Ceci résulte d'une appréciation différente des contreparties que procure l'acte accompli par la société et de l'absence de prise en considération des externalités positives envers l'environnement ou la collectivité engendrées par les activités et le comportement de la société.
Les contreparties procurées par les actes accomplis par la société. Alors que l'acte de gestion sera apprécié au regard des contreparties financières qu'il procure à la société et de leur proportion avec l'avantage qu'en retire le bénéficiaire, le nouvel alinéa de l'article 1833 du Code civil incite, voire oblige, la société et ses dirigeants à dépasser ces considérations financières et à porter une attention juste et raisonnable aux enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux, par rapport aux autres considérations devant être prises en compte dans la gestion de l'entreprise en conformité avec son intérêt.
Cet article du Code civil incite également à la prise en compte du long terme et des impacts positifs comme négatifs sur les différentes parties prenantes afin de satisfaire les attentes à court terme de ses parties prenantes, tout en cherchant à préserver et, dans la mesure du possible, à accroître sa capacité à créer de la performance de long terme.
Une décision prise dans l'intérêt social d'une société, tel qu'il doit être apprécié conformément à l'article 1833 modifié du Code civil, ne peut pas être sanctionnée sur le fondement de l'acte anormal de gestion. La définition d'un tel acte doit être réformée à la lumière de ce qui précède.
Les externalités positives engendrées par l'activité de la société au-delà de son intérêt propre. Certaines entreprises peuvent agir dans l'intérêt commun au-delà de ce que requiert leur strict intérêt social, mais dans des conditions jugées acceptables par leurs parties prenantes, et en particulier leurs associés.
Il peut en aller ainsi en particulier des sociétés qui ont adopté une raison d'être ou la qualité de société à mission, comme nous l’avons exposé précédemment.
En faisant cela, elles engendrent des externalités positives pour la collectivité. Le cas échéant, elles soulagent l'État de responsabilités qui sont les siennes. Leurs actions peuvent très concrètement dans certains cas permettre à l'État de réduire des dépenses qu'il aurait dû engager.
Il serait difficilement compréhensible que le législateur et la puissance publique encouragent les sociétés à adopter une raison d'être ou à poursuivre une mission, sans en tirer toutes les conclusions quant au traitement fiscal de tels actes.
L'administration fiscale doit urgemment s'emparer de cette question. Il serait ainsi souhaitable qu'elle définisse l'acte anormal de gestion par référence à l'intérêt social de l'entreprise, intégrant les considérations sociales, sociétales et environnementales et en tenant compte, à tout le moins pour les sociétés qui agissent conformément à leur raison d'être ou à leur mission, des externalités positives qu'elles prennent à leur charge, le cas échéant au-delà de ce que leur intérêt requiert, dès lors qu'elles sont acceptées par leurs associés.
Les règles applicables en matière de TVA sont inadaptées aux entreprises engagées envers la collectivité. Celles qui pendant la crise sanitaire ont accompagné, spontanément ou à la demande des pouvoirs publics, l'effort de solidarité ont ainsi supporté un coût au titre de la TVA acquittée qui n'a pas pu être déduite.
Nombre d'entreprises qui s'engagent envers la collectivité sont confrontées à une position de l'administration fiscale qui caractérise cet engagement de libéralités passibles d'un droit de mutation au taux de 60 % du en cas de transmission entre personnes sans lien de parentéxvii .
Cette position nous parait contestable à bien des égards, notamment en raison du fait, qu'à l’inverse des personnes physiques, les sociétés n'ont pas vocation à être mues par des intentions libérales. La validité de leurs actions est strictement encadrée par l'impératif d'agir conformément à leur intérêt social. En outre, on peut légitimement augurer que l'application cumulée de droits de mutation à titre gratuit et la réintégration dans son résultat imposable d'une charge non déductible ou d'une recette à laquelle l'entreprise aura renoncé présenterait un caractère confiscatoire.
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Repenser la place de l'entreprise dans la Société, tel était l'objectif de la loi PACTE ! L'ambition de cette loi, partagée et acceptée par les entreprises au vu des immenses défis auxquels nous sommes confrontés, doit être portée par un régime fiscal qui encourage les entreprises à s'engager pleinement dans la direction que leur a indiquée le législateur.
L'administration fiscale doit s'emparer de cette question avec la même ardeur que celle du législateur qui a modifié le Code civil avec cette ambition.
iLa société Samsung France a été mise en examen sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses au motif que le groupe Samsung ferait travailler des enfants dans certaines de ses usines en contradiction avec ses affirmations en matière de RSE telles qu'elles figuraient notamment sur leurs sites internet. Voir D. G. Martin et D. Dimitrov, "du devoir de vigilance au devoir de communiquer avec vigilance", Les Echos, 19 août 2019
iiV. IFA, "Guide le rôle du conseil d'administration dans la prise en compte des enjeux climatiques", déc. 2019.
iiiV. IFA, "Guide IFA Parties prenantes", janvier 2021.
ivD. G. Martin, "la responsabilité des dirigeants vis-à-vis de la société, de ses actionnaires et du marché en lien avec les enjeux climatiques", cahier de droit de l'entreprise, n°4/ août 2020
vD. Poracchia, "De l'intérêt social à la raison d'être des sociétés", BJS juin 2019, n° 119w8, p. 40.
viD. Poracchia, "De l'intérêt social à la raison d'être des sociétés", BJS juin 2019, n° 119w8, p. 40.
viiAlain Viandier, La raison d’être d’une société (C. civ. art. 1835), BRDA 10/19 du 17 mai 2019 ;
viiiVoir C. com., art. L225-35 et L225-64
ixC. com., art. L225-251, s'agissant des SA et des SCA.
xArticle 238 bis du CGI xi Article 39,1,7° du CGI xii Article 1729 CGI
xiiiVoir en ce sens notamment CE 3e-8e-9e-10e ch. 21 décembre 2018 n° 402006, Sté Croë Suisse :
xivCE, sect., 13 juill. 2016, n° 375801, SA Paschi Banque : BJS déc. 2016, n° 115v4, p. 749, note M. Sadowsky.
xvContrôle des actes de gestion : pour un retour à l'anormal. Droit fiscal 2003, n°14, Etude 14
xviCE, sect., 13 juill. 2016, 375801, Sté Paschi Banque : BJS déc. 2016, n° 115v4, p. 749, note M. Sadowsky.
xviiArticle 777 du CGI