"Les arbres devraient-ils pouvoir agir en justice ?"[1] La questions posée il y a cinquante ans par cet article resté célèbre connaît un regain d'actualité pour au moins trois raisons. Tout d'abord, des pays ont depuis reconnu à la nature ou à certains milieux - un fleuve, un territoire... - une personnalité juridique et partant la faculté de faire valoir en justice les droits en résultant. D'autre part, le sentiment désormais commun d'une crise écologique, conduit en réponse à se tourner vers de nouveaux modèles. Enfin, la question de droit s'est enrichie par la philosophie ou l'ethnologie.
1. Reconnaître la personnalité juridique à la nature, c'est en faire un sujet de droit, c'est-à-dire un être distinct reconnu en tant que tel, titulaire de droits et d'obligations, et bien fondé à en revendiquer ou à en discuter le contenu vis-à-vis des tiers en ce compris devant le Juge.
Quant aux droits concernés, il s'agira pour la nature d'accéder aux informations la concernant ou relatifs à des projets d'activités. C'est aussi lui reconnaître le droit de participer aux décisions environnementales. C'est encore le droit d'ester en justice pour défendre ses droits. Enfin, c'est passer d'un système de réparation et compensation des atteintes à un monde de prévention et d'ancitipation.
2. A ces éléments de droit s'ajoutent des arguments plus symboliques.
S'inscrivant dans le contexe globalisant de la biodiversité, cette reconnaissance est en effet un changement de paradigme substituant l'écocentrisme à l'anthropocentrisme. En outre, elle est souvent liée à la défense des cultures des peuples premiers. Enfin, cette reconnaissance serait, si ce n'est une réponse définitive à la crise écologique, la contribution du droit à une amélioration de la situation.
1. Les pays d'Amérique latine ont été pionniers en la matière. Parmi d'autres exemples, la Bolivie a adopté en 2010 une loi sur les Droits de la "Terre Mère" qui, épousant la cosmovision indigène la définit comme un système vivant, dynamique et sacré, titulaire de droits (à la vie, à la diversité, accès à l'eau, à l'air pur, à l'équilibre, et à la restauration...).
2. La reconnaissance peut être limitée à certains milieux. Ainsi, le parc néo-zélandais de Te Urewera a obtenu en 2014 la personnalité morale et se trouve doté d'un Conseil le représentant et le défendant en tant que personne En Inde, la Haute cour de l'Etat de l'Uttarakhand a posé en 2017 que le Gange est une entité vivante recevable à défendre ses droits. Enfin, en avril 2021 la personnalité juridique a été reconnue à la rivière Magpie située au Québec dans un territoire Innu.
3. L'initiative privée, certes dépourvue de valeur en droit mais d'une forte influence, n'est pas en reste. Ainsi, en 2021 ont été lancées en France les premières Déclarations des droits d'entités naturelles, en l'espèce les fleuves Tavignanu et La Têt.
Comme le faisait remarquer Christopher D. Stone, il est impensable que l'on ne puisse plus couper un seul arbre. Le réalisme conduit à ce qu'un choix soit opéré parmi les droits conférés à la nature, certains étant plus fondamentaux que d'autres. En écho, viennent d'autres questions comme savoir si la nature peut transiger ou contractualiser ses droits. L'action en justice de la nature est-elle imprescriptible et qu'en est-il de la charge de la preuve ? Enfin, comment les représentants de la nature seront-ils désignés et quelle sera la nature de leur mission ?
Ces questions ne sont pas simples au plan des principes ; et la difficulté est d'autant plus grande que, dans un monde juridique global, il faut mesurer les effets induits sur les autres branches du droit des solutions mises en œuvre pour la nature.
Certes, au plan symbolique, ériger la nature au rang de personne c'est en faire au moins un autre "nous-même" ; c'est aussi mieux sensibiliser aux atteintes aux milieux naturels et lutter contre de futurs dommages. Mais, cette reconnaissance modifiera-t-elle concrètement la protection de la nature par le droit par rapport à ce qui existe d'ores et déjà ? On peut en douter.
1. Pour s'en convaincre, force est de constater que la nature n'est pas en mal de représentation. Ses intérêts peuvent s'incarner dans l'intérêt général et l'action publique, et bénéficient, par une sorte d'effet d'aubaine, des actions notamment contentieuses des personnes privées. Mais la représentation est surtout le fait d'associations de défense de l'environnement.
2. Ensuite, le droit à l'information est tout aussi ouvert aux représentants de la nature : les autorités administratives doivent mettre à disposition un nombre impressionnant d'informations sur l'environnement ; l'information est aussi accessible grâce au droit d'accès aux documents administratifs et à l'information environnementale. La participation à la décision environnementale est déjà assurée. En particulier, s'agissant des décisions individuelles, elle l'est en amont des projets par le débat public puis en aval par l'enquête publique. Enfin, l'accès au juge est très largement ouvert grâce à une jurisprudence large s'agissant du contrôle de l'intérêt à agir des requérants environnementaux.
3. Enfin, un élément essentiel réside dans la réparation du préjudice écologique à savoir l'"atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement" ; l'action en réparation est ouverte aux collectivités publiques et aux associations agréées de protection de la nature, et sa réparation doit s'effectuer par priorité en nature.
Dès lors, avant de se lancer dans une aventure juridique, il faut sûrement recenser toutes les ressources du droit positif et en exploiter toutes les potentialités.
[1] Christopher D. Stone, "Should trees have standing ? Towards legal rights for natural objects", Southern California Law Review, vol.45, 1972, p.450.