7 avril 2020
Alerte Client | France | Droit des sociétés
A la suite de déclarations de M. Bruno Le Maire intervenues le 27 mars 2020 et conditionnant dans le cadre de la présente crise sanitaire l’octroi du soutien financier de l’Etat à la renonciation au versement de dividendes et au rachat d’actions par les entreprises souhaitant en bénéficier, un document publié sur le portail du Ministère de l’Economie et des Finances le 2 avril 2020 disponible ici, est venu préciser les contours du dispositif envisagé.
Il faut d’emblée noter que ce dispositif ne revêt pas la forme d’un projet de loi ni d’un texte réglementaire, mais correspond plutôt à une décision discrétionnaire du gouvernement, lequel opère par là même un ajustement de certaines de ses mesures de soutien précédemment annoncées et disponibles ici.
Pour y voir plus clair, il faut successivement présenter le cadre (I) et les modalités (II) du dispositif, avant de livrer quelques éléments d’appréciation (III).
Le dispositif intéresse exclusivement les grandes entreprises (A), lesquelles ne pourront bénéficier de certaines mesures de soutien financier de l’Etat (B) que si elles s’engagent corrélativement à ne pas distribuer de dividendes et à ne pas procéder au rachat de leurs propres actions (C).
Alors que les déclarations initiales de M. Le Maire semblaient revêtir une portée relativement générale, le document publié par le Ministère de l’Economie et des Finances vise clairement les seules grandes entreprises, autrement dit les entités qui, lors du dernier exercice clos, (i) emploient au moins 5 000 salariés ou (ii) ont réalisé un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 1,5 milliard d’euros en France.
Précisons que les entités concernées peuvent être, selon le document, des entités indépendantes ou des groupes de plusieurs entités liées au sens de la définition utilisée pour l’intégration fiscale ou la Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), ce qui signifie alors que les seuils précédemment cités sont à mesurer à l’échelle du groupe.
Parmi les nombreuses mesures de soutien aux entreprises annoncées par l’Etat, seuls sont ici concernés (i) les reports de cotisations sociales ou d’échéances fiscales et (ii) les prêts garantis par l’Etat.
Quant au premier type de mesures en cause, il faut rappeler que les entreprises ont la possibilité de solliciter sans pénalités (i) le report jusqu’à 3 mois de tout ou partie du paiement des cotisations salariales et patronales et (ii) le report du règlement de leurs prochaines échéances d’impôts directs (acompte d’impôt sur les sociétés, Cotisation foncière des entreprises (CFE), taxe sur les salaires), ce qui ne saurait concerner les versements de crédits d’impôt et/ ou crédits de TVA pour les entreprises remplissant les conditions légales pour les obtenir.
Quant au second type de mesures, il s’agit des prêts bancaires accordés jusqu’au 31 décembre prochain pour soutenir leur trésorerie et pouvant représenter jusqu’à 3 mois de chiffre d’affaires 2019, pour lesquels l’Etat accorde sa garantie par arrêté individuel du ministre de l’Economie et des Finances, après instruction par la Direction générale du Trésor appuyée par Bpifrance Financement SA.
Selon le document publié, les grandes entreprises sollicitant le soutien de l’Etat au titre de ces mesures s’engagent (i) à ne pas distribuer de dividendes à leurs actionnaires en 2020 et (ii) à ne pas procéder à un rachat d’actions au cours de l'année 2020, engagement qui vaut pour l’ensemble des entités et filiales françaises du groupe considéré, quand bien même seules certaines de ces entités ou filiales bénéficieraient d’un soutien en trésorerie.
Sur le premier volet du dispositif, la notion de dividendes est entendue au sens large par le document, en ce qu’elle recouvre tout à la fois :
Ne sont en revanche pas concernées, et peuvent donc toujours être effectuées indépendamment de toute mesure de soutien étatique :
Sur le second volet, les rachats d’actions concernés sont exclusivement ceux réalisés en vue d’une réduction de capital non motivée par des pertes à des fins de gestion financière, auxquels s’ajoutent les réductions de capital opérées par simple réduction du nominal.
Ne sont en revanche pas concernés, et peuvent donc toujours être effectués indépendamment de toute mesure de soutien :
Il importe avant tout de bien prendre conscience que le dispositif n’interdit pas directement les entreprises concernées de procéder à la distribution de dividendes ou à des rachats d’actions, interdiction dont la constitutionnalité aurait été pour le moins douteuse.
Il s’agit donc seulement de conditionner l’octroi des mesures de soutien précédemment visées à l’absence de réalisation de ces opérations, dont le maintien pourra toujours être souverainement décidé par les organes sociaux.
Plus précisément, l’entreprise souhaitant bénéficier de ces mesures doit, lorsqu’elle les sollicite, s’engager expressément à ne pas recourir aux opérations concernées, moyennant des formalités qui varient selon la mesure demandée[2] .
La date à partir de laquelle les opérations de distribution ou rachat ne peuvent plus être décidées pour prétendre aux mesures de soutien a été fixée au 27 mars 2020, sachant qu’il convient de se référer pour ce faire à la date de décision de l’organe compétent pour engager juridiquement l’entreprise, et non à la date de sa convocation ou encore à la date d’exécution de l’engagement.
Concrètement, si l’entreprise a décidé de procéder à cette opération avant le 27 mars 2020, elle pourra donc toujours bénéficier des mesures de soutien de l’Etat.
En revanche, si elle a pris cette décision après le 27 mars 2020, elle n’est plus éligible à ces mesures. Par conséquent, en cas de non-paiement de cotisations sociales et impôts aux échéances prévues, elle devra s’acquitter immédiatement des sommes impayées, et se verra appliquer les majorations de retard prévues par les textes. De même, elle ne pourra plus bénéficier de la garantie de l’Etat sur un prêt bancaire. En conséquence (i) dans le cas où l'entreprise bénéficie d'un prêt garanti par l’Etat, aucun tirage ne sera possible et la banque pourra exiger de l'entreprise le remboursement de l'intégralité du prêt et (ii) dans le cas où l'entreprise a initié des démarches en vue d'obtenir un prêt garanti par l’Etat, le ministre ne signera pas d'arrêté individuel permettant d'octroyer cette garantie.
Il convient donc d’attirer l’attention des grandes entreprises sur le choix qui s’offre à elles dans ce contexte, dès lors qu’il s’agit, au fond, d’arbitrer entre le soutien de l’Etat et les opérations de distribution au profit de leurs actionnaires, sachant que la tolérance de principe exprimée pour les dividendes intragroupes pourrait être de nature à éviter pareil choix.
Si l’on met de côté cette dernière hypothèse, l’arbitrage à rendre soulève au moins deux difficultés.
La première tient aux instances décisionnaires, qui ne sont généralement pas les mêmes pour les différentes mesures et opérations concernées.
De fait, là où le choix de recourir au soutien de l’Etat est une mesure de gestion prise par les organes dirigeants, celui de décider d’une distribution au profit des actionnaires relève le plus souvent de la compétence souveraine de ces derniers, qui seraient donc à même de remettre en cause l’option initialement retenue par les dirigeants. Il sera donc nécessaire de veiller à éviter toute discordance entre ces différents acteurs.
La seconde a trait au choix finalement opéré, qui devra nécessairement être pris en fonction de l’impact de la crise sanitaire sur la situation financière et les activités de l’entité concernée.
Si celui-ci demeure limité, il va de soi qu’elle serait parfaitement en droit de refuser le soutien de l’Etat aux fins de procéder à ces mesures de distribution.
Dans l’hypothèse inverse, le fait de se passer du soutien de l’Etat en vue de maintenir de telles opérations au profit de ses actionnaires pourrait susciter la critique, notamment au regard de l’image de marque de l’entreprise. Il reste que, lorsque la distribution relève de la compétence souveraine des actionnaires, cette décision pourrait difficilement être remise en cause sur le plan juridique, sauf à envisager l’éventualité d’un abus de majorité ou la mise en cause de la responsabilité civile des actionnaires dominants si la remontée de dividendes devait ultérieurement contribuer à la déconfiture de la société.
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[1] Dès lors, toute obligation contractuelle ou statutaire de verser des dividendes resterait a contrario soumise à l'interdiction de distribution si l'entreprise entend profiter des mesures de soutien.
[2] En ce qui concerne l’octroi d’un prêt garanti par l’Etat, une clause résolutoire sera introduite dans le contrat de prêt au moment de l’instruction de la demande.
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