Pendant des décennies, politique commerciale et considérations sociales ont été déconnectées. Les principes sur lesquels l'OMC a été fondée ne prenaient pas en compte le travail, car il était considéré que le forum international pour en discuter et régler ces questions était l'OIT. L'OIT doit compte sur la bonne volonté de ses membres pour mettre en œuvre ses normes, et n'a jamais été mandatée pour s'attaquer aux importantes différences de normes sociales impactant les échanges entre pays.
La conséquence de cette dissociation est un dommage collatéral de la mondialisation : les entreprises innovantes ayant de solides performances économiques ont été systématiquement évincées par des entreprises moins performantes utilisant une main-d'œuvre bon marché, ce qui a donc poussé les plus performantes à se délocaliser dans des pays à faible coût de main-d'œuvre et à moins innover. La concurrence était guidée par une course vers les plus bas coûts de main-d'œuvre et de protection sociale, et non par la qualité, l'innovation, la productivité ou l'efficacité.
Cette division artificielle entre commerce et travail a commencé à être remise en question il y a quelques années mais ce n'est que récemment que des mesures correctives ont été prises dans les économies les plus avancées. Toutefois, au lieu de porter la question devant l'OMC ou l'OIT, où aucun progrès ne pouvait être réalisé rapidement, les pays ont eu recours aux négociations bilatérales pour améliorer la situation.
L'un des changements les plus frappants a eu lieu aux États-Unis, lorsque la nouvelle administration Biden a annoncé que sa politique commerciale serait un "agenda centré sur le travailleur" ; cela signifie veiller à ce que le commerce permette aux travailleurs américains de bénéficier d'emplois de qualité, et recourir sans hésitation aux instruments de défense commerciale pour atteindre cet objectif ; cela signifie également prendre des mesures pour s'assurer que les biens importés aux États-Unis sont produits dans des conditions de travail décentes et avec des salaires appropriés. Un exemple de cette approche, datant de l'administration Trump et qui montre la continuité de la pensée entre Républicains et Démocrates sur ce point, est l'accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, qui a récemment succédé à l'ALENA.
En vertu de cet accord, les entreprises qui portent atteinte aux droits du travail peuvent être frappées de sanctions. Un mécanisme de réaction rapide en matière de normes sociales et du travail permet de déclencher une enquête pour déterminer si des violations ont eu lieu dans une entreprise donnée. Les syndicats, les travailleurs et d'autres personnes peuvent déclencher eux-mêmes le mécanisme de réaction rapide. En cas d'infraction, l'entreprise devra payer des droits de douane supplémentaires et peut voir ses marchandises saisies à la frontière. De même, l’accord exige que 40 % d'une automobile et 45 % d'un camion fabriqués au Mexique soient construits par des travailleurs gagnant au moins 16 dollars de l'heure. Cette disposition vise à augmenter les salaires des travailleurs mexicains et à améliorer les conditions de concurrence avec les entreprises américaines.
Curieusement, l'UE qui est un ardent défenseur des droits sociaux sur la scène internationale, a été plus lente à introduire un lien plus direct et applicable entre les politiques du travail et du commerce.
Déjà signataire d'une quarantaine d'accords commerciaux sur tous les continents, l'UE a récemment conclu de nouveaux accords de libre-échange avec le Canada (CETA/AECG, septembre 2017), Singapour (novembre 2019) , le Japon (JEFTA, février 2020), le Vietnam (août 2020), le Mercosur (accord de principe en juin 2019 mais en attente de signature et de ratification) ou encore le Mexique (accord de principe conclu en avril 2020 en attente de signature et de ratification).
Tous les accords commerciaux récents de l'UE ont été critiqués par la société civile, certains groupes politiques et certains États membres, qui ont souligné l'opacité des négociations, le nivellement par le bas des normes sociales européennes, le risque de pertes d'emplois ou l'atteinte au fonctionnement démocratique des États membres. Ces accusations ont conduit à l'arrêt de certaines négociations commerciales importantes, comme par exemple le projet (aujourd'hui avorté) de partenariat transatlantique entre l'Europe et les Etats-Unis (TTIP/TAFTA), ou l'accord avec le Mercosur, qui est bloqué par la France, considérant qu'il n’offre pas de garanties environnementales suffisantes.
Les récents accords commerciaux de l'UE comprennent des systèmes de règlement des différends, et certains incluent des exigences sociales ou environnementales (dans les chapitres dits de "développement durable"), malheureusement souvent moins précises, et sans sanction en cas de violation. Les clauses sociales de ces accords ne sont en fait pas directement applicables, la résolution des différends reposant sur la bonne volonté des parties de trouver une solution commune.
L'accord commercial conclu avec la Corée du Sud en 2011 fut le premier accord commercial de l'UE contenant un chapitre sur le travail et l'environnement. En juillet 2019, après des consultations infructueuses, l'UE a demandé à un groupe d'experts de se prononcer sur un différend portant sur le non-respect par la Corée de certaines obligations en matière de travail qui n'avaient pas été respectées depuis la signature de l'accord. Le groupe d'experts a rendu en 2021 des recommandations, et les parties sont censées "déployer les meilleurs efforts pour en tenir compte". La décision n'est pas juridiquement contraignante et l'UE ne peut pas suspendre ses concessions tarifaires si les recommandations ne sont pas mises en œuvre. À cet égard, ce mécanisme diffère de l'approche adoptée par les États-Unis : par exemple, les parties à l'accord KORUS (l'ALE entre la Corée du Sud et les États-Unis) peuvent imposer des sanctions commerciales ou des amendes en cas de violation des obligations en matière de conditions de travail.
Tous les accords commerciaux européens les plus récents souffrent de l’absence de sanction en cas de violations, comme c'est le cas avec la Corée du Sud; le plus inquiétant est que ces accords contiennent des dispositions permettant aux parties de prendre des sanctions lorsque d'autres obligations résultant de l'accord sont violées, à l'exception des obligations en matière de travail et d'environnement !
Toutefois, à partir de la Commission von der Leyen, un changement notable d'approche a été annoncé. Consciente de la vulnérabilité politique d’accords commerciaux dont la violation ne peut pas être sanctionnée, la Commission a commencé à prendre des mesures pour corriger la situation.
En effet, en décembre 2020, l'UE a signé un accord commercial avec son ancien État membre, le Royaume-Uni, qui contient des dispositions permettant aux deux parties de prendre des sanctions à la suite d'une procédure accélérée en cas de violation des obligations en matière de normes sociales et du travail prévues par l'accord. De toute évidence, la situation est spécifique, car contrairement aux accords commerciaux traditionnels, où l'objectif est de créer une convergence entre les parties, l'objectif est ici d'empêcher une divergence entre le Royaume-Uni et l'UE qui ont tous deux le même point de départ, c'est-à-dire la législation sociale de l'UE.
Par ailleurs, en septembre 2021, lors de la réunion inaugurale du Conseil du commerce et des technologies, l'UE et les États-Unis ont convenu de : "1. Partager des informations et des bonnes pratiques sur les mesures commerciales liées au respect des droits fondamentaux du travail et à la prévention du travail forcé et du travail des enfants, y compris la mise en œuvre et l'application ; les nouvelles initiatives de chaque partie, en vue de développer des moyens supplémentaires et conjoints pour prévenir le travail forcé ; et l'efficacité des outils d'application des normes sociales et du travail, en vue de les améliorer. 2. Coopérer et soutenir conjointement les travaux menés dans les enceintes multilatérales pour promouvoir les droits fondamentaux du travail, notamment pour lutter contre le travail des enfants et le travail forcé, et y compris dans le cadre des négociations de l'OMC sur les subventions à la pêche…./…4. Échanger des informations sur la mise en œuvre des dispositions relatives au travail dans nos accords commerciaux respectifs." Cette nouvelle approche a été reproduite lors du Dialogue américano-britannique récent sur l'Avenir du Commerce Atlantique, qui s'est ouvert en mettant l'accent sur les droits des travailleurs.
En outre, lorsqu'elle a présenté publiquement son approche dans le cadre des négociations commerciales en cours (Nouvelle-Zélande, Inde, etc.), la Commission a récemment indiqué que des sanctions seraient envisagées (mais "en dernier recours") en cas de violation d'engagements fondamentaux en matière de travail et d'environnement, comme le non-respect des principales conventions de l'Organisation Internationale du Travail et de l'Accord de Paris sur le climat.
Cependant, la Commission a également indiqué qu’elle adapterait ses objectifs en matière de travail et d'environnement en fonction de la situation du partenaire. Cette approche peut conduire à un dilemme : il est plus facile pour l'UE d’être exigeante en termes d'engagements en matière de travail avec des économies avancées, comme la Nouvelle-Zélande, car leurs législations sociales sont largement convergentes avec celles de l'UE ; toutefois c'est dans le cas des pays qui sont en retard sur les normes internationales en termes d'emploi et de protection sociale que les engagements en matière de normes du travail dans un accord bilatéral seront les plus significatifs pour l'UE.
Ce problème est exactement celui de l'accord sur les investissements conclu entre l'UE et la Chine à la fin de l'année 2020 : il ne contenait que de faibles engagements de la Chine sur les questions clés du travail, notamment de vagues indications données par la Chine concernant la possible ratification du protocole de l'OIT sur le travail forcé ! Une telle situation était inacceptable pour le Parlement européen, et assez rapidement, la signature et la ratification de cet accord ont été suspendues (notamment en raison des sanctions prises par Pékin contre les députés européens dénonçant les persécutions de la minorité ouïghoure).
Enfin, parce que la Commission von der Leyen considère que la mise en œuvre des accords commerciaux existants est aussi importante que la négociation de nouveaux accords commerciaux, elle a créé la nouvelle fonction de responsable européen du respect des règles du commerce, dont le rôle est d'actionner les mécanismes d'engagement existants avec les pays tiers de la manière la plus efficace possible, tout en recourant à des instruments commerciaux et d'exécution unilatéraux si nécessaire. La Commission continue aussi de développer sa boîte à outils en créant de nouveaux instruments législatifs, comme la proposition de Directive sur le devoir de vigilance des entreprises, présentée en février 2022, qui vise à lutter contre les incidences négatives sur les droits de l'homme et l'environnement dans les chaînes de valeur mondiales en imposant un devoir de vigilance aux entreprises de l'UE et des pays tiers ainsi qu’à leurs filiales.
En conclusion, la Commission européenne parvient lentement à l'évidence selon laquelle des différences marquées dans les conditions de travail, telles que le manque de respect des conventions clés de l'OIT (par exemple sur le travail forcé ou le travail des enfants), la protection sociale, les droits collectifs, en réalité tous les éléments clés que l'UE a identifiés dans son Socle européen des droits sociaux, ont un impact significatif sur les conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes. Agir en introduisant des chapitres relatifs au travail et à l'environnement directement applicables dans les accords commerciaux bilatéraux de l'UE est essentiel pour rétablir des conditions de concurrence équitables sur le marché intérieur de l'UE, pour protéger la qualité des emplois dans l'UE et pour garantir l'acceptabilité politique des nouveaux accords commerciaux à l'avenir.