Taxe francaise sur les services numériques et mesures de retorsions américaines proposées : analyse juridique préliminaire
Les autorités américaines ont annoncé le 2 décembre leur intention d’imposer des mesures de rétorsions commerciales suite à l’adoption par la France de la taxe sur les service numériques (dite taxe « Gafa »). Elles considèrent que cette taxe sur les revenus de la publicité sur internet est discriminatoire vis-à-vis des entreprises américaines. La Commission européenne entend, par un communiqué publié le 3 décembre, faire bloc derrière la France. Ci-dessous une première analyse de la situation au regard des règles de l’OMC et du droit européen.
1. LA TAXE GAFA EST-ELLE COMPATIBLE AVEC LES REGLES OMC ?
- D’un point de vue OMC, la taxe Gafa relève des services (AGCS) et non pas des marchandises. Au titre de l’AGCS, l’Europe est soumise à l’obligation de ne pas discriminer entre nationaux et étrangers (« traitement national ») à condition qu’elle ait signé des engagements en ce sens.
- La publicité figure sur la liste des engagements de l’Union européenne en matière de services. A supposer que la publicité numérique soit également couvert par cet engagement et qu’il n’y ait pas de limitation, l’Europe doit accorder aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre, en ce qui concerne toutes les mesures affectant la fourniture de services, un « traitement non moins favorable » que celui qu’il accorde à ses propres services similaires et à ses propres fournisseurs de services similaires.
- S’il était démontré que la taxe affecte le service ou le fournisseur de service du fait du surcoût engendré, elle ne serait incompatible avec le droit de l’OMC que si elle modifie les conditions de concurrence en faveur des services ou fournisseurs de services français/européens par rapport aux services similaires ou aux fournisseurs de services similaires de tout autre Membre.
- En tout état de cause, même si une discrimination devait être reconnue, l’AGCS prévoit plusieurs exceptions, notamment l’Article XIV (d) qui pose un principe « d’imposition équitable ou effectif ». Ce principe doit nécessairement être pris en compte dans toute analyse sur la compatibilité de la taxe.
2. QUELLES ACTIONS POSSIBLES POUR LA FRANCE ET L’EUROPE ?
- L’action américaine consistant, sous la Section 301, à prendre des mesures de rétorsions contre les produits français est illégale en l’absence d’une décision de l’OMC l’autorisant à imposer de telles mesures. Sans compter que les mesures de rétorsions américaines violent également l’Article I du GATT dans la mesure où les Etats-Unis discriminent entre la France et les autres membres de l’OMC, contrairement à la clause de la nation la plus favorisée. Quant au fond, pour les raisons exposées ci-dessus, il est loin d’être évident qu’un Panel constate l’illégalité au regard de l’OMC de la taxe Gafa.
Alors qu’attendre?
- Un accord à l’amiable entre la France et les Etats-Unis? Ce serait bien évidemment lameilleure des solutions pour tout le monde, et le plus vite serait le mieux pour les secteursqui sont injustement pénalisés. Rappelons toutefois que le Roquefort avait déjà été « pris enotage » dans le cadre du contentieux hormones au début des années 2000. Quant au vin,c’est la deuxième fois cette année qu’il est visé par des mesures de rétorsions, après avoirété impliqué à son insu dans le contentieux Airbus Boeing.
- A défaut, pour ce dossier et pour les dossiers futurs, il faut réfléchir aux moyens d’actiondont dispose l’Union européenne au regard de l’ordre juridique OMC, mais aussi du droiteuropéen.
- Au regard de l’OMC, une solution, sous réserve du temps nécessaire, consisterait pourl’Europe a saisir immédiatement un Panel pour obtenir un rapport démontrant l’illégalité desmesures américaines. Ensuite, et selon ce que la Commission semble vouloir proposercomme alternative à l’Organe d’appel (qui cessera ses fonctions le 10 décembre), à savoirun arbitrage, l’Europe pourra prendre ses propres mesures de rétorsion pour un montantéquivalent.
Dans le cadre du règlement européen actuel sur la mise en oeuvre des droits de l’Union pour l’application et le respect des règles du commerce international (« enforcement regulation »), en cours de modification, il existe une possibilité pour l’Europe d’imposer des mesures lorsqu’un autre Membre de l’OMC revient sur ces concessions tarifaires. De fait le projet de mesures américaines pourrait être assimilé à un tel retrait de concession.
- Au regard du droit européen, est-il logique qu’en ne respectant pas ses engagements, les Etats-Unis empêchent des produits européens de circuler sur son territoire? L’Europe, avec son droit européen, sous contrôle de la Cour de justice, est aussi maître chez elle. Elle pourrait, pour des motifs légitimes, tenant par exemple à l’intérêt général ou à des enjeux stratégiques, décider de restreindre l’accès à son marché très attractif, pour certains investissements, certains marchés publics ou assurer la cohérence de politiques fiscales.
- L’Europe a toujours été ouverte. L’Europe a toujours été respectueuse de son ADN, la règle de droit. Elle doit trouver les moyens de créer un nouveau rapport de force au niveau international, poussée en cela par des partenaires qui, actuellement, ne veulent plus jouer le jeu (le meilleur pourtant) du multilatéralisme. Il faudra du courage politique pour y parvenir.