Embargos, retards de livraison, augmentation exponentielle du coût de l’énergie et des matières premières, ou encore difficultés d’approvisionnement sont autant de conséquences directes et indirectes du contexte international actuel induit par la guerre en Ukraine venant impacter l'exécution des contrats commerciaux internationaux.
La présente analyse a pour objet d’examiner dans quelle mesure une partie à un contrat régi par le droit français peut se prévaloir des conséquences de conflits armés en cours à des milliers de kilomètres de la France afin de s'affranchir de l'exécution de ce contrat, ou à tout le moins, en solliciter l'adaptation au regard de circonstances exceptionnelles (ci-après la "Partie Affectée").
Deux instruments peuvent être mobilisés en droit français pour aider la Partie Affectée à surmonter ces circonstances exceptionnelles : la force majeure, lorsque l’exécution est devenue impossible ; et la théorie de l’imprévision lorsque l’exécution, bien qu’encore possible, est devenue « excessivement onéreuse » pour la Partie Affectée.
Ces deux outils importants ont été introduits par la réforme du droit des contrats français de 2016 (ci-après la "Réforme"), qui a codifié le premier dans le Code civil et reconnu le second en droit français pour la première fois en droit français.
La notion de force majeure fait référence à un événement imprévisible et irrésistible qui, pour des raisons extérieures à la Partie Affectée, rend objectivement impossible l’exécution de ses obligations contractuelles.
En dépit du fait que ce concept soit reconnu depuis longtemps par les juridictions françaises, la force majeure a été formellement codifiée dans le code civil par la Réforme.
En l’absence de clause spécifique dans le contrat définissant la force majeure, l’événement doit remplir les trois critères suivants, examinés au cas par cas, pour pouvoir être qualifié de force majeure : (1) l’extériorité ; (2) l’imprévisibilité ; et (3) l’irrésistibilité.
L’article 1218 du Code civil français, tel que modifié par la Réforme, définit désormais la force majeure en matière contractuelle comme « un événement échappant au contrôle de la Partie Affectée, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées ».
S’il a pu sembler à un moment que le critère d’extériorité avait été abandonné par la jurisprudence française, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a réaffirmé son importance dans un arrêt du 10 juillet 2020[1].
Dans cet arrêt, la Cour de cassation a rejeté la demande d’une banque iranienne dont les avoirs avaient été gelés du fait des sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations unies à l'égard des entités identifiées comme concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques de l’Iran. La banque soutenait que ces sanctions constituaient un cas de force majeure empêchant le paiement de sa créance et l'exonérant ainsi des conséquences de sa défaillance.
La Cour a rejeté cet argument et jugé que le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité ne constituait pas un cas de force majeure, faute d’extériorité, dès lors que ces mesures ont précisément été mises en place au regard des activités de cette personne ou de cette entité.
Si cette décision est intéressante en ce qu'elle clarifie le régime juridique de la force majeure en droit français, elle l'est d'autant plus au regard de l'éclairage spécifique qu'elle appotre à cette notion dans le contexte des sanctions internationales.
C’est en revanche davantage sur le critère de l'imprévisibilité que les débats devant les tribunaux devraient se concentrer, étant précisé qu'un tel critère est apprécié à la date de la conclusion du contrat.
À cet égard, la Cour d’appel de Paris a déjà jugé que si une attaque des talibans peut être considérée comme un événement extérieur et irrésistible, une telle attaque dans un pays en guerre ne saurait néanmoins être considérée comme un événement imprévisible[2].
Les "mesures appropriées" mises en œuvre par la Partie Affectée afin de se prémunir contre les conséquences de l'événement sont par ailleurs minutieusement examinées par les tribunaux.
A titre d'illustration, la Cour de cassation a jugé, dans les années 1990, que la force majeure était caractérisée dans le cas où une entreprise de transport avait pris toutes les mesures nécessaires pour éviter les conséquences d’une perturbation du trafic aérien causée par la Guerre du Golfe, mais n’y était pas parvenue[3].
Par ailleurs, il convient également de souligner que l’imprévision peut exister, tant à l'égard de l'événement lui-même que de son ampleur. Par exemple, le coût de l’énergie est susceptible de fluctuer, ce qui n’est pas vraiment imprévisible, mais l’une de ces fluctuations peut être si exceptionnelle dans son ampleur qu’elle pourrait alors constituer un événement imprévisible.
Quant aux conséquences de la force majeure, le droit français établit une distinction entre un empêchement temporaire, auquel cas l’exécution de l’obligation est simplement suspendue - à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat - et un empêchement définitif, auquel cas le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations respectives, sans qu’une intervention judiciaire ne soit nécessaire.
En cas de suspension, la Partie Affectée peut reprendre l’exécution de ses obligations dès qu’elle en a la possibilité. En d’autres termes, pour que la Partie Affectée soit définitivement libérée de l'exécution de ses obligations sans risquer d'engager sa responsabilité contractuelle, l’événement constitutif d'un cas de force majeure doit totalement empêcher la Partie Affectée d’exécuter ses obligations contractuelles.
À cet égard, le simple fait que l’exécution des obligations de la Partie Affectée soit devenue plus contraignante ou onéreuse, ou ne puisse être effectuée à temps, ne sera pas suffisant.
La Cour de cassation a jugé, à plusieurs reprises, et encore très récemment[4], que la force majeure ne peut pas, par principe, être invoquée pour libérer une partie de son obligation de payer une somme d’argent au regard des difficultés qu’elle pourrait rencontrer à le faire. En d’autres termes, il n’existe pas de « force majeure financière » en droit français.
Dans la mesure où les dispositions de l’article 1218 du Code civil ne sont pas d'ordre public, les parties peuvent décider de rédiger leurs propres stipulations contractuelles relatives à la définition de la force majeure et/ou de ses effets sur les obligations des parties (notification d'inexécution, période de remédiation, suspension, etc.) qui s’imposeront au juge, à condition que cette clause soit rédigée avec soin.
Pour les contrats conclus après le 1er octobre 2016, la Partie Affectée peut invoquer la théorie de l’imprévision, introduite pour la première fois en droit français par la Réforme.
En application de l’article 1195 du Code civil : (1) si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat ; (2) rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie ; (3) qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant.
Contrairement à la force majeure, la théorie de l’imprévision ne requiert pas que l’exécution soit devenue impossible, mais plutôt qu’elle soit devenue « excessivement onéreuse ».
Ces trois éléments peuvent utilement être détaillés dans une « clause de hardship », dans laquelle les parties peuvent préciser chacune des trois conditions déclenchant la renégociation, encadrer le processus de renégociation, ou encore prévoir ou exclure la possibilité de saisir les tribunaux sur ce fondement.
L'étude de la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris révèle que les juridictions se livrent à un examen minutieux de la caractérisation du caractère "excessivement onéreux" de l'exécution, notamment au moyen d’informations comptables et financières, qui saurait être déduit d'une simple fluctuation du prix des matières premières[5].
Dans un jugement récent, le Tribunal de commerce de Paris, tout en rejetant l’argument d’imprévision, a jugé que l’enchaînement de la crise sanitaire du COVID-19 et de la guerre en Ukraine avait créé les conditions d’une forte augmentation du prix de l’énergie et du prix du papier, comme il avait été établi par les travaux d'un commissaire aux comptes, rendant l’exécution du contrat excessivement onéreuse pour le demandeur[6].
Cependant, la demande fondée sur la théorie de l’imprévision a été rejetée par le Tribunal, qui a estimé qu’il n’était pas clairement établi, au regard de la rédaction du contrat, que le demandeur n'avait pas choisi d'assumer le risque d’une telle augmentation.
Par ailleurs, il convient également de souligner que la Partie Affectée ne peut suspendre l'exécution de ses propres obligations dans le but de contraindre son cocontractant à renégocier le contrat.
L’article 1195 alinéa deux du Code civil dispose qu’en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord entre les parties dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe.
À cet égard, la reconnaissance de la théorie d’imprévision en droit français représente un apport majeur de la Réforme, au regard de la faculté conférée au juge de réviser le contrat.
La crise du COVID-19, suivie par la guerre en Ukraine, a donné lieu à un nombre important d'actions initiées devant les juridictions françaises sur le fondement de la théorie de l'imprévision. Toutefois, de telles actions sont analysées de manière très stricte par les juridictions françaises.
Le 14 décembre 2022, le Tribunal de commerce de Paris a jugé pour la première fois, sur la base des nouvelles dispositions adoptées par la Réforme, que la théorie d’imprévision trouvait à s’appliquer.
Plus précisément, le Tribunal a prononcé la résolution d’un contrat de vente de carreaux de céramique à la fin de sa durée initiale en raison de la hausse des coûts résultant de la crise du COVID-19 et du conflit russo-ukrainien, bien que la demande principale du demandeur ait porté sur la révision du contrat[7]. En effet, le Tribunal a considéré que même si l’imprévision était caractérisée, les éléments fournis par le demandeur ne lui permettaient pas de réviser le contrat.
Une telle décision, couplée à l'aléa judiciaire auquel les parties seraient confrontées si elles ne venaient pas à trouver un terrain d’entente, sont de nature à inciter les cocontractants à négocier de manière effective et à trouver un terrain d'entente.
Comme pour la force majeure, les parties peuvent encadrer contractuellement la possibilité de renégocier leur contrat en cas de survenance de circonstances imprévues, en intégrant une "clause de hardship" définissant les circonstances permettant une telle renégociation.
À l’inverse, les parties peuvent également convenir d’exclure totalement la faculté de solliciter une révision du contrat sur ce fondement.
[1] Cass. Ass. plén., 10 juillet 2020, n° 18-18.542.
[2] CA Paris, pôle 5 – ch 10, 27 mars 2017, n° 15/06497.
[3] Cass com, 16 mars 1999, n° 97-11.428.
[4] Cass 3e civ, 15 juin 2023, n° 21-10.119.
[5] CA Paris, 25 novembre 2022, n° 22/00326.
[6] T com Paris, 15 novembre 2023, n° 2022026376.
[7] T com Paris, 14 décembre 2022, n° 2022033136.