La Commission européenne a rendu publique le 22 décembre 2021 la proposition de « Directive fixant des règles pour éviter l'utilisation de sociétés écrans à des fins fiscales et modifiant la Directive 2011/16/UE », souvent désignée par "ATAD 3". Elle répond au souhait de la Commission de « renforcer encore la lutte contre l’utilisation abusive de sociétés écrans – c’est-à-dire les entreprises qui ont une présence substantielle et une activité économique réelle minimales ou inexistantes – » dans le but d'en « neutraliser l’utilisation abusive […] à des fins fiscales ».
Ce but est largement justifié par la publicité donnée à cette question par certains consortiums de journalistes[1] qui ont conduit la Commission à la considérer comme étant restée dans un angle mort malgré la multiplication des textes anti-abus adoptés au niveau de l'UE, ce qui justifiait de lui consacrer une directive spécifique.
En substance, la proposition présume que les sociétés établies au sein de l'UE sont abusives lorsqu'elles satisfont certains critères caractérisant la faiblesse des moyens mis en œuvre pour leur activité et ont principalement pour objet de détenir des actifs financiers ou patrimoniaux.
Si l'objectif de ce projet de directive est clair, la démarche est opposée à celle qu'a poursuivie le législateur européen jusqu'alors. Après avoir adossé la lutte contre l'optimisation fiscale agressive à la multiplication des clauses anti abus qui mettent en œuvre le critère subjectif du but principalement (ou essentiellement) fiscal - celui qui oblige à sonder les reins et les cœurs - le projet de directive mobilise des critères de substance minimum objectivisés pour distinguer selon que les holdings sont interposées abusivement ou pas.
Le 12 mai dernier, la Commission des affaires économiques et monétaires du parlement européen a remis son rapport sur ce projet de directive en y apportant quelques amendements. Le plus significatif concerne la date de prise d'effet qui serait reportée du 1er janvier 2024 au 1er janvier 2025. Les critères de substance étant appréciés sur une période de deux ans, les effets de ce projet de directive sur les groupes devront ainsi être pris en compte au plus tard à compter du 1er janvier 2023.
Ce projet vise donc principalement les holdings. Ces sociétés peuvent alors établir qu'elles ne sont pas des sociétés écrans ou solliciter le bénéfice d'une exemption de l'administration fiscale dont elles relèvent. À défaut, le projet de directive prévoit qu'elles ne sont pas prises en compte pour les besoins de la fiscalité directe.
La proposition de directive prévoit qu'une fois établi qu'une société est un écran, celle-ci ne peut être éligible ni à l'exonération de retenue à la source prévue par les directives mères filles et intérêts-redevances, ni aux avantages octroyés par les conventions fiscales conclues entre les Etats membres de l'UE.
En pratique, ce projet de directive aura des conséquences différentes selon que le payeur du revenu, la société écran et son actionnaire sont tous établis dans l’UE ou non.
Dans la première hypothèse, la directive aurait trois séries de conséquences :
Dans la seconde hypothèse, celle qui implique un État hors de l'UE (si l’actionnaire de la société écran ou le payeur du revenu sont résidents d’un État tiers) la proposition de directive conduit à faire abstraction des sociétés écrans :
Dans la mesure où elle va multiplier les situations triangulaires et où elle n'oblige pas l'État de résidence de la société écran à en reconnaître la transparence, ce projet de directive va multiplier les cas d'impositions multiples des mêmes flux, en soulevant des questions aussi complexes qu'inédites d'application des conventions fiscales. En France, ces sujets devraient être examinés à l'aune de l'importante décision rendue par le Conseil d'Etat le 20 mai dernier dans laquelle il a affirmé que lorsqu’un revenu de source française est versé à une personne qui n’en est pas le bénéficiaire effectif, la convention fiscale applicable à ce revenu est celle liant la France et l’État de résidence fiscale du bénéficiaire effectif, même si cet État n’est pas celui où réside le récipiendaire direct des sommes versées[2]. Si l'application du projet de directive permet de considérer que la société interposée n'est pas le bénéficiaire effectif des flux, cette décision devrait simplifier l'application des conventions fiscales pour les contribuables résidents en France.
Afin de faciliter la lutte contre les sociétés écrans, la proposition prévoit également de modifier la directive 2011/16/UE en étendant l'échange automatique d'informations aux entités qui sont susceptibles de caractériser des sociétés écrans au sens de ce texte.
Sous couvert de l'objectif de lutte contre l'utilisation abusive des sociétés écrans, il s'agit donc d'un recul des libertés de circulation prévues par le TFUE puisque, contrairement au mode de raisonnement habituel, la présomption d'interposition abusive proposée ici :
- est spécifique aux opérations intra-UE,
- n'est pas applicable pour remettre en cause l'effet fiscal des sociétés écrans qui n'ont pas d'effets transfrontaliers ; la notion de substance devra donc être appréciée différemment dans l'ordre interne et dans l'ordre européen ;
- ne mobilise pas la notion de « montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale » dont on sait qu'elle autorise les dérogations aux libertés de circulation dans la jurisprudence de la CJUE[3], mais est présentée comme faisant écho à la notion de bénéficiaire effectif sans s'adosser au critère de « corrélation nécessaire entre les activités exercées et l'intensité de la présence matérielle en termes de locaux, de personnel et d'équipement »[4] ; la remise en cause serait justifiée lorsque la substance apparaît insuffisante à l'aune des critères posés par la proposition de directive ; et
- ne concernerait pas les sociétés écrans hors de l'UE…
L'enfer est pavée de bonnes intentions !
Si l'on comprend qu'un texte serait proposé dans le futur en ce qui concerne les sociétés écrans d'États tiers, ce projet produit dans l'immédiat le paradoxal effet de rendre les sociétés d'États tiers plus attractives que celles de l'UE, dès lors qu'elles ne seraient pas visées par cette présomption, l'échange d'informations et le risque de sanction qui en résultent.
L'extension annoncée du champ d'application du projet de directive aux sociétés écrans d'Etats tiers obligera la Commission européenne à répondre à la délicate question de savoir si la primauté du droit de l'UE autorise une directive à écarter les dispositions contenues dans une convention fiscale signée par un Etat membre avec un Etat tiers[5]. A défaut de répondre positivement à cette question, l'extension du projet aux Etats tiers aurait seulement la nature d'une déclaration d'intention aux effets limités.
La proposition de directive prévoit que les États membres devraient, lors de sa transposition, sanctionner le non-respect de ces dispositions d'une amende au moins égale à 2.5 % du chiffre d'affaires de l'entité[6].
S’agissant de holding réalisant un chiffre d’affaires très faible, on peut d’ores et déjà s’interroger sur l’effectivité de la sanction. A contrario, si elle devait s'appliquer au taux de 2.5% sur l'intégralité des produits perçus par l'entité, sa conformité avec l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'avec l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) pourrait être discutée dans la mesure où la sanction serait susceptible d'être manifestement disproportionnée au regard de la gravité du manquement constaté, comme de l'avantage qui a pu en être retiré[7].
Gide Loyrette Nouel en liaison avec d'autres cabinets européens a organisé le 17 février 2022 un webinar sur ce projet de directive auquel participait Rua Savino de la DG Taxud qui a été en charge de ce projet au sein de la Commission Européenne. Cette conférence donne une présentation plus complète et précise de ce projet de directive (https://www.youtube.com/watch?v=dGOOxTNo-IM).
[1] OpenLux investigation et, plus récemment les « Pandora papers ».
[2] CE, 20 mai 2022, n°444451, Sté Planet
[3] CJCE, gde ch., 12 sept. 2006, C-196/04, Cadbury Schweppes plc.
[4] Résolution du Conseil du 8 juin 2010 sur la coordination des règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées (SEC) et à la sous-capitalisation au sein de l'Union européenne, 2010/C 156/01
[5] Voir notamment CJCE 9 mars 1978 Simmenthal aff. 106/77 et C-158-91
[6] Le projet initial avant amendement par la Commission des affaires économiques et monétaires du parlement européen prévoyait un taux de 5%
[7] Décision n° 2021-908 QPC du 26 mai 2021, § 8 à 10