31 mai 2021
Nouvellement venus dans la famille des crypto actifs, les NFT (« non fungible tokens ») apparaissent aujourd’hui comme des accélérateurs de la transformation numérique de certaines industries. Luxe, sport, culture et art se sont d’ores et déjà emparés de ces instruments permettant de répondre à leurs enjeux en matière d’authentification et de valorisation de la rareté. Certains NFT participeraient également à réinventer des modèles et à créer de la valeur dans le monde marchand numérique. Mais il convient pour chacun d’entre eux de s’interroger sur les implications juridiques qui se dressent, au regard notamment de leur conception, de leur émission et de leur distribution.
La blockchain1, famille de registres distribués permettant de créer des chaînes de blocs d’informations cryptées et immuables, continue de bousculer progressivement les codes de plusieurs secteurs d’activité.
Après s’être introduite dans le monde financier via notamment les premières opérations d’inscription de titres dans des « dispositifs électronique d’enregistrement partagé » comme on les nomme en droit français, la blockchain s’est vite emparée des problématiques liées aux transferts de données et aux flux d’information qui opèrent dans d’autres domaines. C’est ainsi que par exemple, la grande distribution, l’énergie, et le luxe font, depuis plusieurs années maintenant, l’objet de nombreux projets et essais qui visent à améliorer la traçabilité et/ou la transparence dans des secteurs où la donnée est devenue un actif particulièrement stratégique.
Au cœur de ces dispositifs décentralisés transitent plusieurs familles de jetons cryptographiques qui, selon leurs caractéristiques et les droits qu’ils confèrent, revêtent des qualifications juridiques différentes. Parmi elles, les « jetons non fongibles » ou « NFT2 » selon leur acronyme anglais, agitent la crypto-sphère depuis le début de l’année.
Les NFT ont pour particularité commune d’être non fongibles. Dit autrement, à l’inverse des monnaies virtuelles comme le Bitcoin ou d’autres actifs numériques émis dans le cadre d’une offre au public de jeton (« ICO »3), chaque NFT représente une chose unique et ne peut pas s’échanger contre un autre.
Nouvellement venus sur la scène médiatique « crypto » qui depuis plus de onze ans évoquait le bitcoin quasi-systématiquement pour parler de ces nouveaux instruments numériques, les NFT avaient pourtant commencé à se développer depuis 2017 avec l’émergence des « Cryptokitties » notamment, devenus célèbres ensuite, même si l’intérêt populaire qu’ils suscitent demeure encore assez récent.
Plusieurs formes de NFT peuvent être émises. Leurs caractéristiques technologiques et les droits qu’ils confèrent dépendent des cas d’usage et des objectifs poursuivis par leurs concepteurs. Ils dépendent aussi très étroitement des fonctionnalités issues de la blockchain sous-jacente que leurs émetteurs vont rechercher en créant ce type d’instrument.
Dans certains cas, les NFT sont créés uniquement pour servir de certificat d’authenticité non fongibles, inscrits dans une blockchain déterminée au regard de ses vertus en matière de traçabilité et de transparence. Dans ce cas de figure, les NFT n’ont pas vocation à servir d’actifs captés par des plateformes d’échanges leur offrant l’accès à un marché d’acquéreurs suffisamment liquide et profond. Cette catégorie spécifique de NFT participerait à une nouvelle dématérialisation de certains certificats d’authenticité dans différents secteurs (luxe, énergie, mode) où la preuve d’authenticité est fondamentale. Ils serviraient ainsi de traits d’union entre actifs réels et univers numérique de la preuve.
Les autres cas, de plus en plus nombreux, sont ceux pour lesquels les NFT sont émis afin de servir de traits d’union entre le monde réel caractérisé par une œuvre, une personnalité, ou un événement culturel ou sportif par exemple, et l’univers marchand numérique. Dans ce cas, les NFT ont pour objectif de servir de support numérique valorisable, et sont susceptibles d’être listés sur des plateformes d’échanges et d’être valorisés en fonction de l’offre et de la demande exprimée à leur égard par le marché.
Plusieurs secteurs se sont particulièrement intéressés à cette deuxième catégorie de NFT, et principalement ceux qui, parfois à la recherche de cas d’usages pour leur transformation numérique, tentent d’accélérer leur mue au moyen de ces nouveaux instruments.
Au premier rang, se dressent les industries fondées sur le patrimoine humain ou culturel qu’elles valorisent. On y trouve par exemple les industries de la musique, du cinéma, du sport et de l’art qui, du fait de ce qu’elles produisent et de la nature des actifs qu’elles doivent valoriser, pourraient trouver dans les NFT des relais de croissance et un chiffre d’affaires complémentaire, en pariant sur le développement du monde marchand numérique et d’une nouvelle forme de capital entièrement dématérialisé.
On trouve notamment dans cette catégorie de NFT, des projections dans le monde marchand numérique de moments vécus à l’occasion d’un match, d’un concert, ou d’une performance artistique.
A titre d’exemple, on peut citer la performance filmée et diffusée d’un exemplaire (sur 500 émis) d’une gravure4 de Banksy, brûlée en direct le 4 mars 2021, devenue une authentique œuvre numérique inscrite dans un NFT, qui a trouvé acquéreur pour près de 100 000 dollars. Cette transformation d’une gravure en œuvre « réincarnée » en ligne, dans une version numérique sous forme de NFT illustre l’une des opportunités offertes par ces nouveaux instruments. L’objectif poursuivi ici est de créer de la valeur à partir d’un exemplaire de cette œuvre, en ne permettant que le numéro de série brûlé en ligne ne puisse désormais être acquis que numériquement.
D’autres exemples basés sur des principes assez proches, mêlant rareté et reconnaissance du public, pourraient aussi être mentionnés, avec l’émission de NFT associés à des chansons, des clips, des objets de collection, des tweets et à de l’art contemporain, atteignant même dans certains cas des prix de vente de plusieurs dizaines de millions d’euros à l’occasion de ventes aux enchères5.
Il semble donc que les industries culturelles, créatives, artistiques soient celles qui aujourd’hui ont le plus à tirer profit de l’émergence des NFT.
En revanche, compte tenu de la valeur créée par ces nouveaux instruments, et de la propriété à laquelle ils sont adossés, il convient de s’interroger sur la protection juridique à apporter tant aux émetteurs qu’aux intermédiaires de ces instruments.
Le phénomène de « tokenisation »6 de l’économie est utilisé pour décrire le déploiement massif et l’usage généralisé, à terme, dans l’économie d’actifs faisant l’objet d’un procédé de cryptographie, dits « crypto actifs » et englobant notamment les jetons numériques, les monnaies virtuelles, ou encore les « tokens » ou « coins » selon leurs appellations anglaises.
Leur point commun est la nature de la technologie sous-jacente, à savoir la blockchain. Ces instruments numériques d’une nouvelle génération ont donc pour vocation après leur émission, de transiter via ces protocoles informatiques et de participer à la formation de nouvelles formes d’échanges, de transferts, et de modèles d’affaires.
La « tokenisation » de l’économie, terme employé régulièrement notamment dans les discours récents de la Banque de France7, relève encore à ce jour de la prospective de l’économie numérique, mais pourrait s’accélérer du fait de l’usage, par exemple, de ces nouveaux instruments que sont les NFT.
D’aucuns considèrent que les caractéristiques propres des crypto actifs pourraient leur permettre de devenir collectivement les nouveaux instruments d’échanges, de traçabilité, de fidélité et de réserve de rareté de demain.
Aussi, considérés par certains comme étant plus sûrs et susceptibles de générer moins de coûts dans les échanges qu’ils permettent d’avoir, les crypto actifs pourraient ainsi émerger dans plusieurs secteurs économiques. Par exemple, dans le secteur du luxe pour la traçabilité des matières premières et la lutte contre la contrefaçon, dans le secteur automobile dans le suivi de la chaîne d’approvisionnement, dans la finance comme moyen d’échange et nouvelle forme des titres financiers, ou bien encore dans le secteur de la distribution pour la traçabilité de la marchandise et les programmes de fidélité.
La tokenisation de l’économie reviendrait ainsi à faire de la blockchain un support technologique aux instruments d’échanges, de traçabilité et de fidélité, indépendants d’un organe central de contrôle, ce qui remettrait en cause les paradigmes d’affaires qui existaient jusqu’alors entre producteurs, distributeurs et infrastructures de paiements.
Au sein de cet univers de crypto actifs, les NFT constituent une famille de jetons cryptographiques bien à part dans l’univers numérique des jetons (ou « tokens ») dans la mesure où ce type de crypto actif ne vise pas à tokeniser systématiquement des actifs réels, mais peut également être émis pour créer de la valeur à partir d’un actif non-physique (par exemple, une œuvre ou un moment rare).
Les NFT participeraient donc à la « tokénisation de l’économie » différemment des autres crypto actifs. Ils ne conduiraient pas uniquement à répliquer un actif physique existant dans l’univers numérique, ou à organiser des échanges de valeur via de nouveaux instruments, mais à créer de la valeur uniquement reconnue dans son format virtuel.
Même si certains considèrent qu’elle intervient pour l’heure dans une zone grise faite de réponses réglementaires et d’interprétation de la règle, les émissions de NFT trouvent des réponses en droit et doivent être structurées au regard de plusieurs problématiques juridiques.
Il convient de souligner que la qualification juridique des crypto actifs est devenue un sujet habituel pour les autorités compétentes. Compte tenu de ce qu’ils offrent en termes de droits et de ce qu’ils permettent en termes d’usage, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et l’Autorité du Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) ont, en France, progressivement précisé leur approche dans l’instruction des dossiers qui leur ont été présentés en la matière. Les crypto actifs font ainsi l’objet d’analyse de qualification juridique au cas par cas, en fonction des objectifs qu’ils poursuivent, de leurs caractéristiques et de leur distribution.
Plusieurs qualifications sont alors possibles. A ce titre, les régimes d’actifs numériques au sens de la Loi Pacte8, de la monnaie électronique9, et du régime de biens divers sont particulièrement examinés dans le cadre des analyses menées par les autorités compétentes.
D’autre part, une proposition législative faite par la Commission Européenne visant à encadrer le marché des crypto actifs plus largement fait actuellement l’objet de négociations (projet de Règlement MiCA10.
Il convient pour chaque projet d’émission d’un NFT de mener également cette analyse de qualification juridique de l’instrument à émettre et de s’assurer qu’il n’est pas capté par l’un des régimes cités supra notamment. S’il l’était, des conséquences réglementaires seraient alors à anticiper, en matière d’obtention d’agrément par exemple.
Au-delà de la qualification de l’instrument en tant que tel, les projets de NFT font également l’objet d’autres problématiques juridiques qui doivent être traitées, au cas par cas, avec attention.
En effet, compte tenu du sous-jacent qui permettent aux NFT d’être conçus, une œuvre par exemple, d’autres questions se posent en matière de propriété intellectuelle, concernant l’exploitation des biens ou du patrimoine à partir duquel ils sont émis. Si l’on souhaite dans le cas d’espèce, créer un NFT dont la valeur sera indexée à l’œuvre initiale, détenue par un propriétaire, certaines questions juridiques relatives aux ayants-droits par exemple peuvent intervenir en amont de son émission et nécessiter de préciser juridiquement la possibilité d’exploitation de l’œuvre dans cette déclinaison numérique.
D’autres questions se posent également sur le réseau de distribution via lesquels les NFT transitent. La plupart des porteurs de projets de NFT construisent également leur réseau de commercialisation en concevant un modèle d’affaires complet qui permet la création du modèle de valorisation du NFT, son émission technique ainsi que son réseau de distribution. Les plateformes susceptibles d’organiser la vente des NFT contre des monnaies à valeur légale par exemple, ou contre d’autres types de crypto actifs (monnaies virtuelles), ainsi que leurs échanges entre acquéreurs, peuvent, selon la qualification juridique desdits NFT, nécessiter d’être enregistrées auprès de l’AMF en leur qualité de prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) au sens de la Loi PACTE.
Il convient donc en amont de tout projet de NFT, d’identifier au cas par cas, les conditions juridiques nécessaires permettant leur émission, puis les facteurs de risques et incidences réglementaires liés à leur distribution et leur échange.
Les opportunités liées aux NFT semblent infinies, particulièrement dans des secteurs économiques où l’on cherche depuis quelques temps à mieux protéger son savoir-faire ou à créer de la valeur autrement. Les marchés de la rareté, mais également les industries culturelles et créatives, devraient ainsi s’emparer en ordre croissant de ces nouveaux instruments qui représentent un potentiel de meilleure authentification et de création de valeur inespéré, dans des secteurs où la culture de l’authentique est clé et la recherche de relais de croissance est nécessaire.
Les problématiques juridiques relatives à la structuration, l’émission et la distribution de NFT sont nombreuses et nécessitent une analyse au cas par cas, au regard d’une réglementation en cours de développement et encore loin d’être harmonisée sur le plan international, malgré les ambitions sans frontières des projets en la matière.
Les NFT participeront donc probablement à faire évoluer plus encore le mouvement de tokenisation de l’économie que promettent et encouragent les protocoles blockchain, à condition qu’ils construisent un paradigme économique fondé sur des bases juridiques solides, adaptées aux risques associés.
1Chaîne de blocs
2Non Fungible Token
3Initial Coin Offering
4Morons (White) - Bansky
5Cf. l’œuvre numérique « Everydays: The First 5 000 days » de l’artiste américain Beeple vendue 69,3 millions de dollars le 11/03/2021.
6Le terme « tokénisation » (de « token » définissant ici un jeton ou une monnaie virtuelle) est employé couramment pour définir l’action d’inscription et d’enregistrement d’un actif dans une blockchain.
7https://www.banque-france.fr/intervention/la-monnaie-de-banque-centrale-de-gros-lere-numerique
8Cf. définition des actifs numériques en vertu de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises ("Loi PACTE").
9Cf. définition de la monnaie électronique en droit français telles qu'issue de la directive européenne 2009/110/CE concernant l'accès à l'activité des établissements de monnaie électronique ("Directive EMD2").
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