Très populaire en France, notamment pour son efficacité sur les maux de tête, l’analgésique Doliprane aura réussi à causer fièvre et migraine à l’État français.
En 2023, Sanofi a annoncé vouloir céder 50% de sa filiale de santé publique Opella (100 produits, 5,2 milliards d’euros de CA et 1 milliard d’euros de bénéfices en 2023) afin de se focaliser sur l'innovation en immunologie.
Or, Opella est propriétaire et en charge de la production et de la distribution du Doliprane, comprimé à base de paracétamol. Véritable passion française depuis sa création en 1964, il trône incontesté dans nos armoires à pharmacie : médicament le plus vendu de France, 2,5 milliards de comprimés produits en France en 2022, 454 millions de boites vendues… Un record, qui n’a pourtant pas permis d’éviter la pénurie. C’est dire l’engouement français autour de la petite pilule blanche !
Ajoutez à cela le fait que le Doliprane est en partie produit en France, employant 1,700 personnes, et le cocktail devenait, pour Sanofi et les pouvoirs publics, explosif.
Peu étonnant donc que l’annonce de Sanofi de sélectionner l’offre d’un fonds américain, CD&R, valorisant Opella à plus de 15 milliards d’euros, mette le feu aux poudres. Rappelons à ce titre que ce choix s’est fait à l’issue d’un processus compétitif auquel un fonds français, PAI Partners, épaulé par les fonds d’Abu Dhabi Avia, singapourien GIC, et le canadien BCI, a non seulement participé mais a également tenté en vain de surenchérir. Sanofi, de son côté, a justifié sa décision par des critères stratégiques, les Etats-Unis représentant le premier marché d’Opella avec près de 25 % de son chiffre d’affaires (contre 8% pour le Doliprane).
Risques sociaux, délocalisation de la production, disparition d’un fleuron français, perte du savoir-faire… les craintes d’un passage sous pavillon américain étaient nombreuses pour l’opinion publique, déjà échaudée par le projet de cession (abandonné) à un investisseur indien de Biogaran, leader du marché français pour la production de génériques, et se sont rapidement retrouvées sur le bureau du nouveau gouvernement.
Les attentes étaient dès lors immenses pour le gouvernement et les discussions se sont focalisées sur un outil réglementaire encore relativement jeune mais de plus en plus médiatisé: le contrôle des investissements étrangers.
Très fortement renforcé au cours de la dernière décennie, le régime français de contrôle des investissements étrangers figure aujourd’hui, en dépit de sa jeunesse, parmi les plus anciens et sophistiqués de l’Union Européenne.
Classiquement, il permet au Ministre de l’Economie de contrôler, en amont de leur réalisation, les opérations impliquant un investissement par un investisseur étranger dans une activité stratégique pour la sécurité nationale et les intérêts de la nation, parmi lesquelles figure la santé publique.
Un résumé détaillé de la réglementation IEF figure en annexe.
En France, où « le débat et la demande d'action politique sont nettement plus forts que dans d'autres géographies »[1], le recours à des engagements est fréquent : environ 50% des autorisations délivrées ces trois dernières années étaient assorties de conditions, dont l’objectif est principalement d’assurer le maintien en France des actifs critiques et la continuité d’approvisionnement.
C’est dans ce cadre réglementaire évolutif que le gouvernement a dû puiser pour tenter d’apaiser la fronde populaire entourant la cession du Doliprane.
Si les critères IEF sont aisément identifiables (investisseur américain, activité de santé publique), les enjeux et débats se sont cristallisés autour de la protection des intérêts nationaux.
Nombreuses étaient les oppositions politiques à réclamer un refus pur et simple de l’opération, « capitalisant sur les inquiétudes sociales et sécuritaires »[2]. Mais un tel refus (rare en pratique) aurait risqué d’entamer la confiance des investisseurs étrangers – à l’instar du refus préemptif du précédent Ministre de l’Économie sur l’opération Carrefour-Couche Tard, qui a durablement choqué les investisseurs canadiens, ou de la menace d’un veto du gouvernement sur l’opération Biogaran.
L’État a dès lors fait preuve de créativité et a mis en place un schéma contractuel en concluant un accord tripartite avec Sanofi et CD&R. Cet accord, déjà utilisé dans certains précédents sensibles comme la vente de « Alstom Power » à General Electric, s’éloigne du cadre usuel des négociations IEF.
Il prévoit certaines conditions qui, par leur nature et leur ampleur, vont au-delà des conditions usuelles en la matière :
Si l’État conditionne régulièrement son accord à un maintien en France des capacités industrielles, le recours à des engagements de maintien de l’emploi est rare et pourrait être source d’inquiétude chez les investisseurs.
Cet accord, qui intervient à un stade très préliminaire (avant même l’entrée en négociation exclusive), liera la cible. En matière d’IEF, les conditions sont essentiellement imposées à l’investisseur et la cible est bien souvent exclue des discussions relatives aux conditions.
Enfin, cet accord semble être conclu sans préjudice d’autres conditions que le processus IEF ou l’entrée de Bpifrance pourraient engendrer : les investissements de Bpifrance s’accompagnent par exemple bien souvent de conditions dites « bleu, blanc, rouge » (maintien des actifs en France, maintien du siège social en France, cotation sur les marchés français, etc.).
La conclusion de cet accord pourrait donc marquer une nouvelle jurisprudence des pouvoirs publics dans le cadre de dossiers politiquement sensibles, visant à préempter le plus en amont possible les sujets de souveraineté, à protéger des intérêts nationaux élargis et à lier l’ensemble des parties prenantes.
Toutefois, le véritable défi de l’État tiendra moins dans l’élaboration de ces conditions que dans le suivi de leur mise en œuvre. Si chacune des conditions est assortie de sanctions financières potentiellement importantes - jusqu’à 100 millions d’euros pour certaines -, leur véritable crédibilité viendra d’un suivi régulier et dissuasif. S’il fait aujourd’hui, en pratique, souvent défaut, un tel suivi avait été mis en place en 2014 à l’issue de l’acquisition de la branche énergie d’Alstom par GE, l’Etat n’ayant pas hésité, quelques années plus tard, à sanctionner GE en raison de son échec à tenir l’engagement qu’il avait pris de créer un millier d’emplois nets en France[3].
Comme le rappelle la Commission Européenne dans son dernier rapport sur le filtrage des investissements étrangers, « l'efficacité des sanctions ne se mesure qu'à l'aune de leur mise en oeuvre réussie et de leur non-contournement ». Pour la France, comme pour les autres États Membres et l’UE, il conviendra donc d’élaborer la formule adéquate pour « trouver le bon équilibre entre 'Choose France' et ‘Protect France’ »[4]. Pour les investisseurs, le « Cas Doliprane » prouvera cependant qu’un investisseur sérieux, capable d’anticiper et de préempter les sujets réglementaires, y compris dans leur dimension politique et sociale, devrait encore être en mesure de réaliser des opérations dans des secteurs stratégiques.
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Le contrôle des IEF impose à un investisseur étranger d’obtenir l’autorisation préalable du Ministre de l’Économie s’il envisage un investissement dans une activité sensible ou stratégique pour la sécurité nationale et les intérêts français.
Outre les opérations, directe ou indirecte, d’acquisition de contrôle d’une entreprise française, le régime de contrôle des IEF vise également les prises de participations minoritaires (franchissement du seuil de 25% des droits de vote d’une société française, et, pérennisé depuis le 1er janvier 2024, franchissement du seuil de 10% des droits de vote d’une société cotée sur un marché réglementaire européen), ainsi que les opérations d’acquisition d’actifs stratégiques (portefeuille de contrats ou de droits d’IP, concession de licence de brevet, cession d’une activité, etc.).
À noter que depuis le 1er janvier 2024, les opérations portant sur des succursales françaises d’entités étrangères tombent également dans le champ du contrôle IEF, élargissant le champ d’intervention de l’État français sur les opérations foreign-to-foreign.
La notion d’investisseur étranger englobe toute personne physique ou toute entité étrangère, ainsi que toute entité française contrôlée directement ou indirectement par une personne physique ou une entité non-française. A cet égard, la doctrine du Ministère est claire : il suffit qu’une seule entité ou personne au sein de la chaine de contrôle de l’investisseur soit étrangère pour que la totalité de ladite chaine de contrôle soit qualifiée d’étrangère.
En outre, la notion d’ « entité » est entendue largement par le Ministère et peut viser toute société, succursale, association, trust, SPAC, véhicule d'investissement, fondation, groupement d'entreprises, État, collectivités territoriales, autres personnes publiques ou semi publiques.
Enfin, il convient de noter qu’en principe aucune différence n’est faite entre un investisseur ressortissant de l’UE ou hors UE[5].
La réglementation comporte, à l’heure actuelle, plus d’une trentaine de secteurs dits sensible. Sans surprise, c’est sur cette liste que l’Etat intervient le plus, souvent de manière opportuniste.
La réglementation englobe trois principaux types d’activités :
Naturellement, à l’instar des autres régimes FDI, les notions utilisées par la réglementation IEF sont volontairement larges, permettant de laisser une importante marge d'appréciation au Ministère qui pourra prendre en considération « plusieurs facteurs, adaptés aux caractéristiques de chaque activité, tels que les clients de l'entité cible, la nature, la spécificité et les applications des produits/prestations de services fournis et des savoir-faire, la substituabilité des activités, la dangerosité des activités menées, sans que cette liste soit exhaustive"[6].
En cas d’opération éligible, l’investisseur devra saisir le Ministère d’une demande d’autorisation, préalablement à toute réalisation de l’opération envisagée. Le Ministère dispose d’une première phase de 30 jours ouvrés, éventuellement étendue d’une seconde phase d’une durée supplémentaire de 45 jours ouvrés, pour autoriser ou non l’opération, le cas échéant sous certaines conditions.
Notre équipe FDI à Paris
Notre équipe FDI à Paris mêle des experts de premier plan en fusions-acquisitions, en droit de la concurrence et en droit public et s'appuie sur l'expérience de l'ensemble des associés de Gide, afin de répondre de manière ciblée et pragmatique aux problématiques rencontrées par ses clients, tant dans leurs opérations courantes que lors de transactions internationales complexes. Elle dispose d’une expérience significative en matière d'analyse et de notification d’investissements étrangers, dans l'ensemble des secteurs concernés tels que la défense, les communications électroniques, les nouvelles technologies, les biotechnologies et les produits de santé, l’aérospatiale et les transports, et est en mesure d’assurer l’implication rapide et la coordination de conseils locaux de premier plan dans la plupart des juridictions. En France, notre équipe FDI est en relation régulière avec la Direction Générale du Trésor et est régulièrement consultée dans le cadre de l'élaboration de la réglementation.
[1] Joachim Pohl, spécialiste des politiques de contrôle des investissements étrangers à l'OCDE, cité par Les Echos du 18 octobre 2024
[2] Les Echos, Le Doliprane et l'éternelle migraine du contrôle des investissements étrangers, Anne Drif, du 18 octobre 2024.
[3] GE a été contraint de verser à un fonds de réindustrialisation une somme de 50 millions d’euros au titre du manquement à ses engagements.
[4] Geoffroy Roux de Bézieux, interview Les Echos du 27 septembre 2024.
[5] Sauf en cas de franchissement des seuils de droits de vote.
[6] Lignes Directrices, Direction Générale du Trésor, Septembre 2022