5 juin 2020
Point de vue | France | Fusions-Acquisitions / Droit des Sociétés
Parmi les nombreuses conséquences insoupçonnées de la désormais fameuse ordonnance « Délais » du 25 mars 2020 (accessible ici), certaines intéressent directement les sociétés de toute taille, et plus spécialement les divers procédés de restructuration employés par ces dernières.
Fusions, scissions, apports partiels d’actif, réductions de capital non motivées par des pertes, dissolution-confusion… toutes ces opérations, extrêmement fréquentes en pratique, présentent le point commun d’offrir aux créanciers des sociétés concernées un droit d’opposition, à exercer dans un délai relativement bref (de 20 à 30 jours selon les cas) avant que l’opération concernée ne s’achève, et dont la justification réside dans la modification voire l’anéantissement de leur droit de gage initial. Concrètement, s’ils jugent que les perspectives de paiement de leur créance s’en trouvent mises en péril, les créanciers doivent se manifester expressément auprès d’un juge pour en solliciter le remboursement immédiat ou la constitution de garanties.
Or, en prorogeant un grand nombre de délais légaux au vu des difficultés pratiques occasionnées par l’épidémie pour faire valoir ses droits, l’ordonnance est précisément venue ébranler ce mécanisme. En ce qu’il vise toute « action en justice (…) prescrit[e] par la loi (…) à peine de forclusion », son article 2 s’applique indiscutablement au droit d’opposition. Celui-ci se traduit à l’évidence par une action en justice, imposée par divers textes de loi pour protéger la substance du droit de son auteur, et qui ne peut plus être accueillie au terme du délai fixé par lesdits textes. Il en résulte que, conformément à ce même article 2 et s’agissant des opérations de restructuration mises en œuvre au cours de la période juridiquement protégée juridiquement protégée au titre de la crise sanitaire[1], les créanciers pourront valablement former opposition en deux occasions. D’une part, celle-ci aura pu intervenir dans le délai « normal » de 20 ou 30 jours à compter des divers points de départ prévus par les textes. D’autre part – et là est la nouveauté – l’opposition pourra encore être reçue dans le même délai, mais partant cette fois du 24 juin prochain, étant précisé que depuis sa révision intervenue le 13 mai 2020[2], l'ordonnance ne s'applique qu'aux délais « qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus », de sorte qu'elle ne concerne plus les opérations décidées dans les 20 ou 30 jours précédant cette dernière date du 23 juin 2020.
Il restait à savoir si la validation de cette action tardive par l’ordonnance aboutissait corrélativement à reporter le calendrier d’ensemble de l’opération. A la lettre des textes, ce risque apparaissait plus particulièrement sensible dans les cas de la dissolution-confusion et de la réduction de capital non motivée par des pertes. De fait, les articles 1844-5 du Code civil et L. 225-205 du Code de commerce lient expressément les effets ou la poursuite de l’opération au terme du délai d’opposition ou au sort accordé à cette dernière par le juge, là où l’article L. 236-14 du Code de commerce prévoit que cette opposition « n’a pas pour effet d’interdire la poursuite des opérations » en matière de fusion, scission ou apport partiel d’actif soumis au régime des scissions. On aurait dès lors pu en déduire que, dans le premier cas de figure au moins, l’ouverture d’un nouveau délai d’opposition aux créanciers reportait corrélativement la mise en œuvre définitive de l’opération, ce qui correspondait aussi au point de vue du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce[3].
Telle ne fut cependant pas l’approche proposée par la Chancellerie dans une position d'abord rendue à propos de la dissolution-confusion (accessible ici), puis transposée à la réduction de capital non motivée par des pertes (accessible ici). Pour la Chancellerie, l’ordonnance n’instaure pas à proprement parler une prorogation classique du délai, mais répute seulement non tardive l’opposition formée dans un délai ultérieurement ouvert, de sorte qu’elle n’aurait pas d’incidence sur la date de réalisation de l’opération.
Cette position a finalement été entérinée par les pouvoirs publics, et ce par le biais d'une ordonnance du 3 juin 2020[4], qui vient expressément livrer l'interprétation qu'il convient de donner à la disposition débattue à propos du droit d'opposition. L'ordonnance indique en effet que, s'agissant d'un tel droit, cette disposition n'a "pas pour effet de reporter la date avant laquelle l'acte subordonné à l'expiration de ce délai ne peut être légalement accompli ou produire ses effets". Par conséquent, il n'est désormais plus douteux que le calendrier et la prise d'effet de l'opération de restructuration, quelle qu'en soit la nature, ne se trouvent pas affectés par le nouveau délai d'opposition offert aux créanciers, ce que confirme au demeurant de manière particulièrement explicite le rapport au Président de la République afférent à l'ordonnance du 3 juin 2020[5].
Le raisonnement est indéniablement séduisant, en ce qu’il s’appuie sur l'esprit d'origine de l'ordonnance, qui vise à préserver les droits individuels sans paralyser l’activité économique. Pour autant, cette proposition mène au résultat quelque peu paradoxal que le nouveau délai d’opposition offert par l’ordonnance aux créanciers ne revêtira plus guère d’utilité pour ces derniers, du fait de la réalisation définitive de l’opération et des risques sous-jacents qu’elle aura été susceptible d’occasionner pour leur droit de gage.
Sans doute faudrait-il alors considérer qu’à l’instar de ce qui se produit en cas de fusion lorsque la société n’exécute pas les mesures de protection imposées par le juge, l’opération serait inopposable au créancier demandeur dont l'opposition serait accueillie favorablement par le juge dans le nouveau délai. Cela reviendrait à lui accorder une priorité de paiement sur les biens de la société, priorité qui serait elle-même opposable à tous les créanciers de cette dernière.
Au-delà, on peut plus sûrement être d’avis que ces débats confirment en creux le caractère notoirement inapproprié du droit d’opposition tel qu’il est aujourd’hui conçu, en ce qu’il alourdit notablement les opérations de restructuration tout en n’étant pratiquement jamais utilisé par ses bénéficiaires…
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[1] Soit la période ayant commencé le 12 mars dernier et s’achevant le 23 juin prochain à minuit, en vertu de l’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 et de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020.
[2] Voir l'article 1er de l'ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020, ayant modifié sur ce point l'article 1er de l'ordonnance n° 2020-306.
[3] Voir la circulaire n° 50G-2020 en date du 16 avril 2020.
[4] V. Ordonnance n° 2020-666 du 3 juin 2020 relative aux délais applicables en matière financière et agricole pendant l'état d'urgence sanitaire.
[5] V. Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2020-666 du 3 juin 2020 relative aux délais applicables en matière financière et agricole pendant l'état d'urgence sanitaire.
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Edmond Schlumberger est membre du Conseil Scientifique de Gide, aux côtés d'associés, de senior counsels, scientifiques et personnalités dotés d'une grande autorité doctrinale, qui travaillent en étroite collaboration avec les avocats du cabinet. Professeur à l'Université Paris 8 - Vincennes Saint-Denis, responsable du Master du Droit privé, Edmond y enseigne le droit des affaires, en particulier le droit des sociétés, droit des entreprises en difficulté, et droit des obligations. Il assure également différents séminaires dans les Masters 2 de Droit des Affaires et de Droit des Opérations et Fiscalité Internationales des Sociétés de l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne).
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