28 mai 2024
Une loi tout récemment adoptée prévoit la possible allocation de droits de vote multiples au sein des sociétés cotées sur une place française, pour autant qu'elle soit utilisée lors de leur introduction en Bourse. Ces droits seraient intransmissibles et pourraient être utilisés pendant une durée de dix à quinze ans, moyennant de ponctuelles désactivations.
A l'issue d'une procédure accélérée achevée par un accord trouvé par une commission mixte paritaire sur un texte de compromis, la loi visant à accroître le financement des entreprises et l'attractivité financière de la France a finalement été promulguée le 13 juin dernier[1]. Parmi les dispositions nouvelles, une mesure phare retient particulièrement l'attention des praticiens : la possible attribution de droits de vote multiples au profit des détenteurs d'actions de préférence dans les sociétés cotées.
Pareille mesure a longtemps paru hérétique au regard des principes fondamentaux gouvernant le droit des sociétés par actions et le droit boursier. De fait, le premier repose traditionnellement sur un principe de proportionnalité entre les droits de vote et la participation au capital social, tandis que le second promeut de manière générale l'égalité de traitement des investisseurs sur le marché. Aussi bien n'admettait-on jusqu'alors en droit français que l'attribution de droits de vote doubles au profit des actionnaires identifiés et fidèles comme seule possibilité de déroger à la règle one share-one vote dans les sociétés cotées.
Mais comme le laissait déjà entrevoir un récent rapport du Haut comité juridique de la place financière de Paris (HCJP)[2], les temps ont changé. Le souci de l'engagement à long terme des actionnaires rend désormais plus acceptable la conjugaison d'une cotation des titres et d'une situation de contrôle durable, selon un mouvement qui semble converger en Europe. Alors que le droit néerlandais retient de longue date une telle approche qui a attiré vers la place d'Amsterdam plusieurs grandes sociétés étrangères, une loi italienne nouvelle en date du 5 mars 2024 a permis d'octroyer au moins dix voix aux actionnaires de sociétés procédant à leur introduction en Bourse, et le législateur européen lui-même entend ouvrir plus généralement la voie à de tels droits de vote multiples par la voie d'une directive ayant déjà fait l'objet d'un accord provisoire entre le Conseil et le Parlement européen[3].
A cet égard, mue par le souci d'attractivité imprégnant son titre même, la proposition de loi française se montre particulièrement libérale, ce qu'on peut apprécier en examinant tour à tour les sociétés et bénéficiaires concernés, les contours des droits projetés et les décisions qui demeureraient imperméables à leur exercice.
S'agissant d'abord des sociétés concernées par cette innovation, il importe de formuler une précision préalable. Si les sociétés cotées sont bel et bien visées par la proposition de loi, il n'est nullement question qu'elles puissent émettre à tout moment des actions à droit de vote multiples. Le texte prévoit ainsi clairement que cette possibilité serait limitée à "la première admission aux négociations des actions de la société sur un marché réglementé ou sur un système multilatéral de négociation". Autrement dit, l'allocation des droits de vote multiples ne pourrait s'opérer qu'au seul moment de la cotation, et non ultérieurement. On perçoit ici aisément le souhait du législateur de faciliter les introductions en Bourse, à l'heure où celles-ci se raréfient et où la concurrence des places étrangères se fait plus pressante.
S'agissant ensuite des bénéficiaires des droits de vote multiples, ceux-ci les recevraient certes sous forme d'actions de préférence, mais à la seule condition d'être "nommément désignés". On comprend donc que, par dérogation aux caractéristiques classiques de ces actions, les droits de vote multiples ne seraient pas transmissibles, les actions de préférence étant ainsi converties de plein droit en actions ordinaires en cas de transfert de propriété. On note au surplus que cette conversion s'imposerait en cas de changement de contrôle ou de dissolution de la société, de sorte que les droits de vote multiples ne résisteraient pas à une telle reconfiguration du pouvoir au sein de l'entité en cause.
Il convient tout d'abord d'évoquer le nombre de droits de vote multiples auxquels leurs attributaires pourraient prétendre. Sur ce point, le texte se borne à fixer deux contraintes, elles-mêmes assez relatives. Selon la première, "le ratio entre les droits de vote attachés à une action de préférence et ceux attachés à une action ordinaire ne peut excéder vingt-cinq pour un". Pareille limite donne une marge de manœuvre très importante à l'émetteur, et ce d'autant plus que ce plafonnement n'a finalement été prévu que pour les sociétés dont les titres sont admis à la négociation sur un système multilatéral de négociation - pour l'essentiel Euronext Growth - et n'aura donc à l'inverse pas vocation à jouer pour les sociétés procédant à leur IPO sur un marché réglementé - donc Euronext Paris. Rappelons que, par comparaison, la récente loi italienne précédemment mentionnée plafonne à dix un tel ratio, et que telle était également la préconisation du rapport du HCJP sur la question. La deuxième contrainte est pour sa part plus formelle et tient au fait que le ratio "doit être un nombre entier".
Il faut ensuite aborder la durée de tels droits de vote, qui ne saurait être illimitée, et ce par-delà les seuls cas de leur extinction sous l'effet du transfert des titres afférents. Le texte prévoit ainsi que "les actions de préférence sont créées pour une durée déterminée ou déterminable qui ne peut excéder dix ans". Toutefois, un renouvellement est possible à l'issue de cette durée initiale, à la condition qu'il soit unique et ne puisse excéder lui-même une durée de cinq ans, sans que les titulaires concernés ne puisse prendre part au vote de l'assemblée générale extraordinaire sur la question. A nouveau, la durée prévue est susceptible d'être particulièrement longue, ce qui pourrait rebuter certains investisseurs.
Demeurent en effet imperméables aux droits de vote multiples certaines résolutions d'assemblée jugées trop cruciales pour échapper au fonctionnement classique de la démocratie actionnariale. Il faudra cependant ici distinguer entre les règles impératives et les règles légales.
Concernant les règles impératives, la liste des résolutions pour lesquelles le vote multiple serait écarté s'est allongée au fil des débats parlementaires. Initialement limitée aux résolutions relatives à la désignation des commissaires aux comptes, à l'approbation des comptes annuels et à la modification des statuts hors augmentation de capital, elle couvrirait désormais au surplus les résolutions portant sur l'approbation des conventions réglementées, ainsi que les votes ex ante et ex post sur la politique de rémunération des dirigeants et leurs rémunérations finalement attribuées, extension qui rejoint les vœux formulés en son temps par le HCJP. A défaut de vote multiple, les intéressés pourraient néanmoins prétendre au vote double sur ces résolutions, pour autant qu'ils respectent les conditions ordinairement requises pour son obtention.
Concernant les règles statutaires, celles-ci peuvent être de nature à désactiver les droits de vote multiples en cas d'offre publique. Autrement dit, le législateur entend a priori laisser aux actionnaires le soin d'entraver par ce biais toute prise de contrôle hostile. Il reviendra donc aux statuts de prévoir de déroger ou non aux droits de vote multiples (i) lors de l'assemblée statuant sur la mise en œuvre des mesures de défense prévues par les statuts, et (ii) lors de la première assemblée suivant la clôture de l'offre lorsque, à son issue, "son auteur détient au moins les trois quarts du capital social assorti de droits de vote". On comprend donc que!, par voie de conséquence, et si tel était le choix des actionnaires, une société cotée utilisant ce dispositif pourrait être protégée de toute OPA, du moins aussi longtemps - et la période pourrait atteindre quinze ans - que les droits de vote multiple perdureraient…En outre, la privation des droits de vote multiples en pareilles hypothèses ouvrirait droit à une indemnisation équitable de leurs titulaires, dans des conditions à définir par décret.
[1] Loi n° 2024-537 du 13 juin 2024 visant à accroître le financement des entreprises et l'attractivité de la France : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049707573
[2] V. ce rapport du HCJP, en date du 15 septembre 2022 : https://www.banque-france.fr/system/files/2023-10/rapport_50_f.pdf
[3] V. la proposition de résolution adoptée en ce sens par le Parlement européen le 24 avril 2024 : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024-0352_FR.html