Contrôle des concentrations au Maroc : quelques enseignements après deux ans de pratique décisionnelle
Le Conseil de la Concurrence a rendu en 2019 et 2020 plus d’une centaine de décisions de concentration (plus de 50 décisions chaque année), parmi lesquelles:
- 11 décisions concluant à l’absence d’une concentration notifiable ;
- 92 décisions d’autorisations sans engagement ; et
- 3 décisions d’ouverture d’une enquête approfondie (phase II).
Depuis l’adoption de la loi n°104-12 et avant même la réactivation du Conseil, notre cabinet a mis en place une équipe mixte qui combine l’expertise technique en droit de la concurrence du bureau de Bruxelles et celle du bureau de Casablanca. L’équipe est intervenue sur un grand nombre de ces opérations notifiées au Conseil de la Concurrence pour le compte d’opérateurs marocains, européens ou non européens notamment américains.
Nous avons résumé ci-dessous les principales conclusions qui peuvent être tirées de ces décisions et de notre expérience à ce jour, notamment en ce qui concerne :
- L’étendue de la compétence du Conseil et les quelques exceptions applicables ;
- Les questions de procédure s’agissant notamment du calendrier et de la publicité ;
- Le principe de suspension et les éventuelles dérogations applicables.
1. COMPÉTENCE DU CONSEIL
1.1 Seuils
Le régime marocain de contrôle des concentrations couvre les fusions, les prises de contrôle (exclusives ou conjointes) et la création d’entreprises communes qui exercent de manière durable toutes les fonctions d’une entité économique autonome.
En vertu de l’article 12 de la loi n°104-12, le contrôle des concentrations s’applique aux opérations qui atteignent l’un des seuils suivants :
- Chiffre d’affaires total mondial de l’ensemble des entreprises supérieur à 750 millions de dirhams (environ 70 millions d’euros) (« seuil mondial ») ; ou
- Chiffre d’affaires réalisé au Maroc par deux au moins des entreprises supérieur à 250 millions de dirhams (environ 23 millions d’euros) (« seuil marocain ») ; ou
- Part de marché cumulée au Maroc, ou sur une partie substantielle du Maroc, supérieure à 40% (« seuil de part de marché »).
Ces seuils sont alternatifs, ce qui signifie que si l’un d’entre eux est atteint, une notification préalable est en principe requise.
Conformément à la pratique décisionnelle, le Conseil considère que le seuil marocain est atteint si au moins deux parties dépassent ensemble le seuil de 250 millions de dirhams ; à titre d’exemple, il peut être atteint dès lors qu’une partie réalise un chiffre d’affaires de 245 millions de dirhams et l’autre un chiffre d’affaires de 5 millions de dirhams.
1.2 Trois exceptions applicables à ce stade
(i) Le cas de création d’une entreprise commune qui n’est pas de plein exercice
Le Conseil a confirmé dans de récentes décisions que seule la création d’entreprises communes de plein exercice, c’est-à-dire opérant de manière autonome sur un marché, constitue une concentration impliquant donc une obligation de notification.
La pratique décisionnelle du Conseil fournit des indications sur la manière d’évaluer le critère de « plein exercice », en particulier dans le secteur de l’énergie :
- Dans une décision n°77/D/19[1], le Conseil a conclu que l’entreprise commune n’était pas de plein exercice dans la mesures où ses ventes étaient exclusivement destinées à l’une de ses sociétés mères ;
- Dans une décision n°101/D/19[2], le Conseil a également conclu que deux entreprises communes n’opéraient pas en tant qu’acteurs économiques indépendants sur le marché, les ventes de la première entreprise commune étant exclusivement dédiées à l’une de ses sociétés mères et la seconde entreprise commune ayant une fonction auxiliaire par rapport aux activités commerciales de ses sociétés mères.
(ii) Restructuration interne
Le Conseil a également confirmé dans une décision n°01/D19[3] que les réorganisations ou restructurations internes n’étaient pas soumises au contrôle des concentrations. En effet, ces opérations n’impliquent pas de modification de la structure de contrôle de l’entité, cette dernière appartenant toujours au même groupe après l’opération.
D’autres décisions en 2020 ont également confirmé cette analyse.
(iii) Absence d’activité de la cible au Maroc sous conditions
Le Conseil a conclu dans des cas limités que certaines opérations n’étaient pas soumises à l’obligation de notification préalable en se fondant sur l’article 1(1) de la loi n°104-12 selon lequel la loi s’applique aux opérations susceptibles d’avoir un objet ou un effet sur la concurrence sur le marché au marocain (ou sur une partie substantielle de celui-ci).
Jusqu’à présent, cette exception n’a été acceptée que dans les circonstances limitées suivantes[4] :
- La cible ne réalisait pas de chiffre d’affaires et n’était pas présente au Maroc et ne prévoyait pas de s’y développer ; et
- Le ou les acquéreurs n’étaient pas actifs au Maroc (y compris via leurs filiales et leurs participations en cas de contrôle conjoint) dans le même secteur que la cible et n’avaient pas l’intention de se développer dans ce secteur au Maroc.
2. PROCÉDURE
2.1 Calendrier
L’examen par le Conseil est divisé en deux phases (Phase I et Phase II). Les opérations qui ne soulèvent pas de questions de concurrence sont en principe autorisées à l’issue de la Phase I.
Le délai pour une décision d’autorisation sans engagement en Phase I est de 60 jours calendaires maximum après réception d’un dossier complet.
Le processus d’examen et le calendrier pour une décision d’autorisation sans engagement en Phase I sont en principe et à ce stade les suivants :
- Il n’y a à ce jour au Maroc pas de phase de pré-notification, c’est-à-dire que la notification formelle est directement déposée au Conseil ;
- Environ 3-4 semaines après le dépôt formel, une réunion (par vidéoconférence dans le contexte COVID-19) a lieu avec le rapporteur en charge du dossier pour discuter de la complétude de ce dernier ;
- Ce n’est qu’après la tenue de cette réunion (ou vidéoconférence) et l’envoi éventuel d’informations complémentaires au rapporteur qu’une déclaration de complétude est délivrée. La date de cette déclaration de complétude déclenche officiellement la période d’examen de 60 jours (même si la notification était complète à la date de sa notification) ;
- Pendant la période de 60 jours, le Conseil peut envoyer d’autres questionnaires et/ou inviter les parties à une réunion pour discuter des produits, des définitions de marché ou des questions de concurrence potentielles soulevées lors du test de marché.
Sous réserve du droit d’évocation du gouvernement (voir ci-dessous), si le Conseil ne prend pas de décision dans le délai de 60 jours, soit en approuvant l’opération, soit en considérant qu’il n’est pas compétent, soit en ouvrant une Phase II, l’opération est réputée approuvée.
L’administration dispose en effet, entre autres, du pouvoir de demander au Conseil d’ouvrir une phase approfondie d’examen (phase II), dans les 20 jours calendaires suivant l’adoption par le Conseil de la décision de Phase I ou l’expiration du délai d’examen de Phase I.
À notre connaissance, cette possibilité n’a jamais été utilisée jusqu’à présent par l’administration.
2.2 Publicité
Conformément à l’article 13 de la loi 104-12 et au décret correspondant, un résumé de l’opération est publié sur le site web du conseil et dans un journal juridique officiel dans les 5 jours suivant la réception de la notification.
Ce résumé en arabe et en français est préparé par les parties et déposé en même temps que le dossier de notification.
En pratique, jusqu’à présent, ce résumé n’est publié sur le site web du Conseil et dans un journal officiel (« Le Matin ») qu’après que le dossier ait été déclaré complet et que la déclaration de complétude ait été délivrée (c’est-à-dire quelques semaines après la notification). (voir section ci-dessus).
Cette publication déclenche l’ouverture d’une période de 10 jours pour commentaires potentiels des tiers.
3. LE PRINCIPE DE SUSPENSION
Conformément à l’article 14 de la loi n°104-12, les parties ne sont pas autorisées à mettre en œuvre leur opération de concentration tant que le Conseil (ou l’administration, le cas échéant) n’a pas autorisé l’opération.
Toute partie soumise à une obligation de notification est passible d’une amende pour défaut de notification ou mise en œuvre anticipée de l’opération (cette amende pouvant atteindre 5% du chiffre d’affaires marocain réalisé par l’entreprise au cours du dernier exercice financier).
L’article 14 ajoute qu’en cas de « nécessité particulière dûment motivée », les parties peuvent demander une dérogation leur permettant de procéder à la réalisation effective de tout ou partie de l’opération sans attendre la décision du Conseil.
À notre connaissance, cette dérogation n’a été accordée qu’une seule fois à ce jour par le Conseil dans le cadre de l’acquisition d’entreprises en difficulté financière[5].
La loi n°104-12 ne prévoit pas de dérogation à l’obligation de suspension dans le cadre des offres publiques d’achat. Des orientations sur cette question pourraient toutefois être attendues dans un avenir proche.
4. CONCLUSION
Le Conseil de la Concurrence s’est révélé être une autorité très active depuis sa réactivation avec de nombreuses décisions adoptées en vertu des règles de contrôle des concentrations.
Il a ouvert des procédures de Phase II et reçoit régulièrement des plaintes ou des observations de tiers au sujet des opérations qui lui sont notifiées.
Il sera intéressant de continuer à analyser la pratique décisionnelle du Conseil en matière de contrôle des concentrations, notamment en ce qui concerne la définition des marchés et l’analyse de concurrence, dans l’attente de la publication probable et à venir de lignes directrices sur ces questions.
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[1] Décision du 12 septembre 2019 relative à la création d’une entreprise commune entre Nareva Enel Green Power Maroc et l’ONEE.
[2] Décision du 26 décembre 2019 relative à la création de deux entreprises communes respectivement par EDF Renouvelables / Masdar / Green of Africa Investment et EDF Renouvelables / Masdar / Masen Capital.
[3] Décision du 30 janvier 2019 relative à la fusion entre Al Omrane Meknès et Al Omrane Fès.
[4] Voir notamment la décision n°100/D/19 du 24 décembre 2019 relative à l’acquisition par la Caisse des dépôts et consignations et Total Quadran du contrôle en commun de JMB Solar Nogara et Quadran Nogara ; Décision n°102/D19 du 26 décembre 2019 relative à la création d’une entreprise commune entre Saudi Aramco Development Company et Korea Shipbuilding & Offshore Engineering ; Décision n°91/D/19 du 25 novembre 2019 relative à l’acquisition par la Caisse des dépôts et consignations de 77% de La Poste et du contrôle exclusif indirect de CNP Assurances.
[5] Décision du 31 août 2020 relative à l’acquisition par Delfingen Industries S.A « ,du contrôle exclusif de Schlemmer Iberica S.A. U., Schlemmer Romania S.r.l., Schlemmer Russland, Schlemmer Italia S.r.l., Schlemmer Maroc SARL et Schlemmer Tunisie SARL et des actifs de Schlemmer Holding GmbH, Schlemmer GmbH et Schlemmer Münchingen GmbH & Co KG.